2020, l’année où l’e-mobilité aura pris son envol au Luxembourg
Monsieur le ministre : l’électricité est au cœur du débat énergétique au Luxembourg, particulièrement en ce moment où le gouvernement réorganise notre chaîne de mobilité en privilégiant les moyens de transports non-polluants (vélos, voitures et bus électriques, tram, train). Avec une production électrique nationale de 16% seulement, où allons-nous trouver toute cette énergie, et comment s’assurer qu’elle sera bien « verte » ?
Claude Turmes : Avant toute chose, il faut bien être conscients que nous sommes dans l’urgence climatique. Notre priorité est de sortir de l’énergie fossile et de rendre les alternatives le plus facilement accessibles. Ces dernières années, l’innovation technologique pour produire de l’électricité à partir d’énergies renouvelables s’est surtout faite au niveau des panneaux solaires et des éoliennes, tant sur terre qu’en mer. L’électricité est actuellement le vecteur principal et le plus efficient pour réussir la transition énergétique. Dans les habitations modernes et intelligemment conçues, le gaz peut laisser sa place à de l’électricité verte alimentant une pompe à chaleur. Il est en de même pour la mobilité, où le rendement d’un moteur électrique est autrement plus élevé que celui d’un moteur thermique fonctionnant à l’essence ou au diesel. La consommation d’énergie, dans sa globalité, va diminuer de manière drastique au fur et à mesure que nous abandonnerons ces équipements inefficients. En Europe de l’Ouest, en 2030, nous devrions avoir de 60 à 70 pourcents d’électricité verte issue de l’éolien, du solaire, de l’hydraulique et de la biomasse. Au Luxembourg aussi, nous allons continuer à bien faire nos devoirs et produire un maximum d’énergies renouvelables. Entre 2018 et 2019, trois fois plus de panneaux photovoltaïques ont été installés que les années précédentes et nous avons aussi dépassé les objectifs que nous nous étions fixés pour l’éolien. Nonobstant cela, nous resterons un pays importateur d’électricité - principalement en provenance d’Allemagne. Nos voisins ont décidé de sortir du nucléaire et du charbon tout en investissant massivement dans les énergies renouvelables. Nous disposerons donc de suffisamment d’électricité verte pour accompagner notre transition.
On vous entend souvent parler de l’e-mobilité mais beaucoup moins des véhicules fonctionnant à hydrogène. Y a-t-il une raison à cela ?
CT : Croyez-moi, j’aimerais bien être davantage « pro-hydrogène » ! Hélas, 95% de l’hydrogène qui existe à l’heure actuelle a été produit à base d’énergie fossile et une tonne d’hydrogène représente 10 tonnes de CO2. Cela ne nous aide donc pas à protéger le climat. Il faut produire de l’hydrogène vert à base d’énergies vertes. Malheureusement, ce processus est encore très inefficace à l’heure actuelle. Avec l’électricité verte, on doit alimenter un électrolyseur pour produire de l’hydrogène. Il faut injecter trois unités d’électricité verte pour tirer une unité d’hydrogène vert… l’hydrogène est donc actuellement encore trop énergivore et coûteux à produire. Avec le même apport d’énergie provenant, par exemple, d’une éolienne, vous accomplirez trois fois plus de kilomètres avec une voiture électrique qu’avec une voiture à hydrogène. Des recherches sont actuellement en cours – notamment au LIST – pour transformer l’énergie solaire en hydrogène, sans passer par cette électrolyse très consommatrice d’énergie. Dans le secteur de la mobilité, ce n’est qu’à ce moment-là que l’hydrogène vert pourrait réellement devenir concurrentiel face à l’électricité verte. L’hydrogène vert sera par contre certainement une solution dans les secteurs industriels où une électrification n’est pas possible, comme par exemple la cimenterie ou encore la production de verre.
Dans le domaine de la mobilité électrique nous tablons beaucoup sur les coopérations avec différents pays. Au niveau du Benelux, les trois Premier ministres respectifs ont décidé de coopérer de manière encore plus poussée. Concrètement, l’idée est de faire en sorte que les systèmes de recharge soient interopérationnels, notamment au niveau des moyens de paiement sur les bornes. Si un automobiliste luxembourgeois se rend à la côte belge, il doit pouvoir aller charger sa voiture avec sa carte « luxembourgeoise ». Au niveau du marché de l’électricité, le Luxembourg participe au « Forum Pentalatéral » qui regroupe les ministres de l’Énergie des États du Benelux, de France, d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse. Lors de la réunion conjointe de l’an dernier, le Luxembourg a placé l’électromobilité au centre de nos discussions. Cette année, nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement aux camions électriques mais aussi à l’hydrogène.
Ne court-on pas le risque qu’en raison de la loi de l’offre et de la demande, les prix de l’électricité partent à la hausse ? Je pense notamment aux bornes de recharge rapide en France, où les prix ont déjà littéralement explosé…
CT : Si l’on développe un tel réseau de bornes sur un marché complètement libéralisé, que se passe-t-il ? Actuellement, il y a encore relativement peu de véhicules électriques en circulation et je dois faire des investissements conséquents dans des équipements très coûteux. Si je fais cela en tant qu’investisseur privé, mon seul moyen pour rentrer dans mes frais est de travailler avec des marges très élevées. C’est exactement ce qui s’est passé dans nos pays voisins. Nous n’allons pas suivre ce modèle au Luxembourg. Le réseau public de bornes de recharge « Chargy » a été aménagé par Creos, dans lequel l’État est actionnaire, et il en sera de même pour les chargeurs rapides « Super Chargy ». La borne « Chargy », et aussi « Super Chargy », vous permet de choisir entre plus de 25 fournisseurs d’électricité alors que la borne elle-même reste la propriété de Creos. Les fournisseurs d’électricité sont donc en concurrence directe au niveau des bornes et le consommateur peut facilement comparer les prix. Nous avons donc « organisé » cette concurrence. C’est un système tout à fait différent de celui qu’on peut trouver à l’étranger, où une entreprise propose son propre système avec sa propre borne de recharge et avec son prix à elle.
Où et quand viendront ces super-chargeurs ?
CT : Ils arriveront au début de l’année prochaine. A terme, 88 bornes seront réparties sur les grandes aires de service des autoroutes ainsi que les axes routiers principaux. Il nous importe d’avoir une bonne couverture nationale jusque dans les zones rurales – vers Echternach, Hosingen-Weiswampach, Saeul, Remich. Nous voulons garantir un accès facile à ces super-chargeurs aux quatre coins du pays. Nous avons également opté pour une puissance élevée, de maximum 350 KW, car le parc de camionnettes électriques va lui aussi se développer. Étant donné qu’il s’agit d’un investissement conséquent, nous voulons nous assurer qu’il restera up to date pendant un certain nombre d’années. Avec « Chargy », nous disposons du réseau public de chargeurs medium-speed le plus dense au monde. Nous voulons en faire de même au niveau des super-chargeurs - au moins à l’échelle de l’Europe.
Venons-en au vélo, qui connaît un boom considérable notamment grâce aux aides financières gouvernementales. En citant Berlin, Bruxelles et Paris en exemples, vous tirez un peu les oreilles aux communes luxembourgeoises en leur reprochant de ne pas en faire assez en matière de voies et pistes cyclables. Mais on sait qu’en raison de la crise, les communes auront moins d’argent à leur disposition…
CT : Honnêtement, je pense qu’un projet d’aménagement d’une piste cyclable est avant tout un choix politique avant d’être un choix budgétaire. Aujourd’hui, dans les grandes villes, on croise des vélos, des trottinettes, des scooters électriques… Il faut complètement réorganiser le mode de circulation. Au cœur des villes, ces véhicules ne peuvent pas se retrouver en concurrence avec les piétons, sur le trottoir. Je pense qu’il faut aller vers davantage de shared spaces où, à terme, circuleront à basse vitesse, voitures électriques, e-bikes, voire des skateboards électriques… C’est là notre grand défi : répondre à cette évolution très rapide. Regardez quand les gens descendent du train : de plus en plus souvent, ils ont un vélo à la main. Le défi pour les villes est de faire en sorte que ces personnes puissent circuler sur la route. Pour cela, la circulation urbaine doit faire sa révolution en direction des zones partagées – comme l’ont fait Bertrange et Dudelange. Le ministre François Bausch a lancé des initiatives au niveau national pour promouvoir cette multimodalité. Nous allons également continuer à étendre le réseau de pistes cyclables. Avec l’arrivée du tram à Luxembourg-ville, il y aura une piste de vélo continue traversant la capitale du nord au sud. Le déploiement du tram rapide et des bus à haut niveau de service (BHNS) seront d’autres piliers importants de cette chaîne de mobilité, laquelle s’organisera autour de pôles d’échanges qui vont se multiplier aux quatre coins du pays.
Vos détracteurs vous accusent de détester les voitures. C’est vrai ? Que leur répondez-vous ?
CT : Je vais être très sobre. En zone rurale, je pense que les gens auront toujours besoin de leur voiture car il n’y a quasiment pas d’autre offre de mobilité. Mais alors faisons en sorte que le progrès technologique et les innovations s’invitent à table, notamment par le biais de la voiture électrique. Facilitons son implantation aussi dans les zones rurales, grâce aux aides gouvernementales pour l’achat du véhicule et pour s’équiper d’une wallbox ou de panneaux solaires pour le recharger ! Sans oublier bien sûr l’installation des bornes de recharge rapide. Ma philosophie est de rendre les choses les plus simples possible, et ce pour tout le monde. Pour une mobilité et une énergie respectueuses du climat et de l’environnement.
A l’heure actuelle, ces primes sont à un niveau élevé, 8.000€ par voiture. Pourraient-elles être prolongées au-delà du 31 mars 2021 ?
CT : Elles sont en effet censées se poursuivre jusqu’à fin mars de l’année prochaine. Nous constatons qu’elles produisent les effets escomptés. 2020 sera l’année où l’électromobilité aura pris son véritable envol au Grand-Duché et je m’en félicite. Une chose est sûre : le système de primes se poursuivra au-delà de cette échéance. La taxe sur le C02 devra d’ailleurs permettre de les financer, avec un niveau de subventionnement élevé.
Vous vous êtes prononcé avant l’été en faveur d’un parc de voitures de société tout électrique, déclenchant la colère de certains professionnels du secteur. Vous êtes-vous reparlé depuis ?
CT : Avec la crise du Covid et le confinement, le secteur de l’automobile a souffert, ce qui explique une partie de leurs réactions. Or si nous prenons au sérieux la question de la protection du climat, les voitures de société devront aussi tourner le dos aux énergies fossiles. Le cadeau fiscal accordé aux voitures de société ne peut servir à promouvoir l’utilisation d’énergies fossiles. En signant les accords de Paris, nous nous y sommes engagés. La question qui se pose actuellement – et François Bausch en discute avec les professionnels du secteur - est de savoir s’il y a suffisamment de voitures électriques sur le marché pour basculer sur le tout-électrique ou s’il va falloir passer par une nouvelle période transitoire durant laquelle d’autres types de véhicules pourront continuer à bénéficier d’avantages fiscaux.
Si, du jour au lendemain, le parc de véhicules électriques venait à exploser et que tout le monde voulait recharger sa voiture en même temps, est-ce que le réseau électrique tiendrait le coup ?
CT : Nous disposons d’une infrastructure électrique très performante et ce jusqu’aux maisons les plus éloignées. Nous avons beaucoup plus de « jus » dans nos câbles électriques que tous nos pays voisins ! Certes, il est clair que si six voitures électriques sont en train d’être chargées en même temps dans la même rue, il pourrait y avoir un effet de goulet. C’est pourquoi nous nous concentrons sur l’expansion d’une infrastructure de recharge intelligente pour le « charge at home », donc des wallbox qui communiquent entre elles afin de répartir les charges et qui garantissent ainsi que le réseau électrique n’est pas surchargé. En moyenne, une voiture au Luxembourg parcourt entre 50 et 70 kilomètres par jour et il se peut qu’il y ait aussi une borne au bureau où vous pouvez recharger votre véhicule. Avec le ministère de l’Économie, nous travaillons à un programme « charge at work » pour développer le nombre de bornes de recharge sur les lieux du travail. A cela s’ajouteront les 88 « Super-Chargy » que les utilisateurs privilégieront s’il leur faut recharger une certaine quantité d’énergie dans un laps de temps nettement plus court qu’à la maison ou au bureau. Ces trois modes de recharge sont complémentaires et l’« intelligence » du système électrique est là pour encadrer et gérer la répartition du courant.
Il faut aussi avoir à l’esprit qu’à bord d’une voiture électrique, la manière de gérer sa consommation énergétique est tout à fait différente que celle que l’on adopte avec un moteur thermique. Souvent, les réservoirs d’essence ou de diesel sont vidés jusqu’à la dernière goutte. Donc on le vide et on passe à la pompe pour le remplir à ras bord ! En fait, « faire le plein » de votre voiture électrique est nettement plus proche de ce que vous avez l’habitude de faire avec votre téléphone portable. J’en reviens à votre exemple des six voitures électriques dans la même rue. L’expérience que nous avons entretemps acquise nous permet de déduire que la probabilité de voir ces véhicules être rechargés au même moment avec des batteries à plat et pour une recharge complète, durant la nuit, est très improbable.