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« L’innovation naît quand on abandonne une vielle croyance ! »

En automne 2016, j’ai pu vous interviewer alors que vous veniez de boucler un tour du monde à bord de votre avion solaire, Solar Impulse. Vous me disiez à l’époque que « dans dix ans, des avions d’une cinquantaine de places pourront faire un vol Luxembourg-Genève sans brûler de kérosène ! ». Je dois vous avouer que je n’y croyais pas trop…

Source ~EXTERNE

Bertrand Piccard : Il reste donc six ans pour y arriver… Il va falloir se dépêcher un peu ! (rires). Il y a de vrais progrès dans ce domaine et cela me fait très plaisir. Je me souviens d’une rencontre – qui m’a beaucoup marqué – avec le précédent patron d’Airbus, Tom Enders. Il m’a dit la chose suivante : « Vous savez, quand vous avez lancé votre projet de tour du monde en avion solaire, mes ingénieurs m’ont dit : surtout, ne vous en mêlez pas, Piccard ne pourra jamais construire cet avion ! Quand vous l’avez construit, ils m’ont dit : surtout, n’aidez pas Piccard, il ne pourra jamais voler ! Quand vous avez volé, les mêmes sont venus vers moi et m’ont dit : il va s’écraser ! Et quand vous ne vous êtes pas écrasé, les mêmes ingénieurs sont revenus et m’ont dit : il faut absolument développer des programmes d’aviation électrique ! » Cela montre tellement bien ce qui se passe : beaucoup de gens sont trop conservateurs et ont besoin qu’on leur montre ce qui est possible avant qu’ils se mettent à y croire eux-mêmes.

Votre objectif avec ce tour du monde était aussi de faire taire tous les sceptiques qui, comme vous venez de le rappeler, vous irradiaient de « tu n’y arriveras jamais »… Donc, mission accomplie au-delà de l’exploit en lui-même ?

BP : Oui. Et l’histoire se répète. Quand les frères Wright ont effectué leurs premiers vols en avion, le maire de la Ville de Dayton a rédigé la phrase suivante, qui figure aujourd’hui en bonne place dans le musée dédié aux pionniers de l’aviation : «Nous espérons que ces deux jeunes gens vont trouver un métier sérieux au lieu de perdre leur temps avec des jouets inutiles !». Je sais que l’impossible n’existe pas dans la réalité : il existe seulement dans la tête de ceux qui pensent que le futur est une extrapolation du passé, alors que le futur est toujours disruptif. On est donc obligé d’être disruptif soi-même si on veut arriver à inventer un futur différent et plus attrayant. Nous sommes tellement pleins de paradigmes, de croyances qui nous formatent, que nous avons un filtre qui nous empêche de laisser passer la nouveauté. Il faut systématiquement remettre en question ces paradigmes qui nous paralysent pour laisser la place à quelque chose de nouveau. L’innovation ne vient pas lorsqu’on a une nouvelle idée, elle naît quand on abandonne une vieille croyance. A ce moment-là, on est suffisamment libre pour envisager plein de choses nouvelles et différentes. C’est ce qui est passionnant dans l’innovation : c’est un processus psychologique avant d’être un processus technologique.

Tout devient électrique : il y a des piles et des accumulateurs partout. Dans les téléphones portables, les voitures, les avions… D’où va venir toute cette énergie sachant qu’elle devra aussi être verte pour respecter les engagements internationaux sur le réchauffement climatique ? Qui va produire tout cela, d’autant que certains pays ferment des centrales atomiques et les centrales à charbon…

BP : La meilleure source d’électricité, c’est ce qu’on économise grâce à l’efficience. Aujourd’hui, environ 75% de l’énergie produite est perdue parce que nos systèmes énergétiques sont inefficients. Quand on sait qu’un radiateur électrique consomme quatre fois plus d’énergie par unité de chaleur produite qu’une pompe à chaleur, on voit déjà le potentiel d’économie. Un tiers de l’électricité dans le monde est consommé par les moteurs électriques industriels. Or, les nouveaux modèles pourraient être 60% plus efficients que ceux qui sont actuellement en service – il y a donc d’énormes marges d’amélioration. Une ampoule à incandescence, c’est 5% seulement de rendement ; le LED, 95% ! Il faut passer à des maisons bien isolées, à des pompes à chaleur, à des ampoules LED, à des processus industriels efficients ; il faut produire de l’énergie avec du renouvelable, de l’hydroélectrique, de la biomasse, du vent, du soleil… Je crois aussi beaucoup à la géothermie. A partir de là, on commencera à avoir un système cohérent. Il ne l’est pas à l’heure actuelle : on ne pense qu’à produire davantage pour compenser les pertes qui sont causées par la vétusté de nos systèmes énergétiques.

Le « tout électrique » tient actuellement la corde dès qu’on aborde les solutions de mobilité et de transport « alternatives ». Toutefois, on entend de plus en plus parler de l’hydrogène. Qui va sortir vainqueur de ce face-à-face ? Ou cela dépendra-t-il du moyen de transport et de la manière dont on l’utilisera ?

BP : Ce n’est pas un face-à-face électricité versus hydrogène, mais batteries versus hydrogène. Laissez-moi d’abord vous donner quelques explications techniques. À l’heure actuelle, plus de 99% de l’hydrogène est produit à partir de sources d’énergies fossiles, avec des effets néfastes pour l’environnement – ce que nous devons justement éviter. Il doit impérativement être fabriqué à partir d’électricité - par l'électrolyse de l'eau – provenant d’énergies renouvelables et totalement décarbonées. Jusqu’à maintenant, cette méthode de production n’avait pas encore la compétitivité économique nécessaire, mais l’effondrement du prix des énergies solaires et éoliennes est en train de changer la donne. L’hydrogène est envoyé dans une pile à combustible qui, elle, génère l’électricité servant ensuite à alimenter le moteur électrique du véhicule.

En pratique, quel est l’intérêt de l’un et de l’autre ?

BP : Si l’on prend de l’électricité pour charger une batterie et que celle-ci la restitue à un moteur électrique, on est à quasiment 99% de rendement. On ne perd donc presque rien. Par contre, en passant par de l’hydrogène qui alimente une pile à combustible, pour être retransformé en électricité pour le moteur, le rendement final n’est que de 35% à peu près. De ce point de vue-là, c’est donc moins bon. Par contre, quand on veut faire de longs trajets avec un véhicule lourd, l’hydrogène va être beaucoup plus facile à transporter qu’une énorme batterie. Par conséquent, si l’on considère tout le cycle de vie, je pense que l’avenir est aux petits véhicules électriques à batteries pour des courts trajets et aux engins lourds fonctionnant à l’hydrogène pour les longs trajets. Mais des progrès incroyables sont faits au niveau des batteries comme des piles à combustible, en termes de prix autant que de capacité. Certains de leurs inconvénients sont donc en passe d’être comblés et la compétition reste ouverte.

Pour ce qui est des avions, il est clair que la question du poids est primordiale et que, partant, le fait de transporter des batteries est surtout envisageable sur des petits avions et sur des petits trajets. Pour l’avion de cinquante places dont je vous avais parlé il y a quatre ans, il aura certainement un moteur électrique mais on verra s’il sera alimenté par des batteries ou une pile à hydrogène. Si l’on veut davantage, il faudra privilégier l’hydrogène, les biocarburants ou alors les carburants synthétiques. Ce que l’on pourra bientôt faire, c’est absorber le CO2 des cheminées d’usine pour le combiner à de l’hydrogène produit par des énergies renouvelables. On recrée ainsi des chaînes d’hydrocarbures – en fait, on fabrique du kérosène, mais synthétique et neutre sur le plan carbone.

Il y a encore une chose que je voudrais dire par rapport à l’hydrogène. Un des grands avantages de l’hydrogène pour la mobilité routière est qu’elle permet d’associer l’industrie pétrolière, alors que les batteries l’excluent. Les sociétés pétrolières et distributeurs de carburant ont des millions d’employés dans le monde. On ne peut pas se permettre de les mettre en faillite. Pousser la diversification des pétroliers vers l’hydrogène est donc une excellente manière de les garder dans la boucle. Un concept très intéressant vient de voir le jour chez nous, en Suisse. Un fabricant d’hydrogène vert s’est mis d’accord avec des chaînes de supermarchés, des stations-services et le constructeur Hyundai, lequel fournit 1000 camions de livraison de 35 tonnes fonctionnant à l’hydrogène. Ils ont su abolir toute forme de concurrence, toutes leurs rivalités internes, pour arriver à concrétiser leur projet. Grâce à cela, à la fin de cette année, on pourra traverser toute la Suisse – de Saint-Gall à Genève – à bord de véhicules à hydrogène et en ayant accès à des stations pour faire son plein. Dans les années qui viennent, ce sera également le cas sur toutes les voies transversales. Il y aura d’autres stations et des milliers de véhicules à hydrogène rouleront ainsi en Suisse. Au Luxembourg, je pense que c’est un modèle qui pourrait être rentable, car il y a beaucoup de trafic pendulaire et de transit.

On vous sait très lié au Luxembourg, à travers votre amitié de longue date avec le Grand-Duc Henri, mais pas seulement. Depuis deux ans, vous soutenez le ministère du Développement durable et travaillez avec le LIST pour promouvoir l’innovation écologique. Concrètement, en quoi cela consiste-t-il ?

BP : La collaboration avec le Luxembourg et le LIST (Luxembourg Institute of Science and Technology) vise à identifier des solutions développées au Luxembourg et financièrement rentables pour protéger l’environnement. Le LIST met aussi des experts à la disposition de l’Alliance Mondiale pour les Technologies propres, lancée lors de la COP 22 par ma fondation « Solar Impulse ». Ils nous aident à expertiser, valider et labelliser des solutions provenant des quatre coins du monde. Si le Luxembourg a d’abord fait fortune en tant que place financière, aujourd’hui le pays poursuit son développement avec une recherche d’investissements à impact positif pour notre environnement. C’est une très belle évolution !

Selon vous, la crise liée au Covid jouera-t-elle un rôle dans la mise en œuvre et l’implémentation des objectifs du développement durable ? D’aucuns vont jusqu’à prôner une décroissance économique (bashing de l’auto, de l’avion, etc.). Que cela vous inspire-t-il ?

BP : Ce à quoi pourrait mener une décroissance économique, on le voit très bien depuis plusieurs mois avec la crise du Covid. Cela se traduit par des milliers d’entreprises qui font faillite, des millions de chômeurs… Et cela donne quoi comme réduction de CO2 ? Je ne suis même pas sûr qu’on arrivera à une baisse de 8% cette année, avec un prix humain impensable ! D’un autre côté, je suis tout à fait conscient que la croissance soi-disant illimitée qu’on a eue dans le passé est une aberration et nous amène à un désastre écologique total. Donc, il faut trouver une troisième voie, que j’appelle la « croissance qualitative », pas quantitative, où l’on crée des emplois et fait du profit en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. C’est cela, le marché industriel du siècle ! Il faut remplacer tout ce qui est inefficient. Il faut remplacer les moteurs à combustion par des moteurs électriques. Il faut isoler les bâtiments, il faut installer des pompes à chaleur, il faut utiliser des sources d’énergies renouvelables… Ce qui est fantastique, c’est que tout cela est aujourd’hui devenu rentable. Comme on dit en anglais, « it pays for itself », c’est autofinancé par la rentabilité. Du fait aussi de la crise que nous traversons, il va falloir reconstruire, mais reconstruire autrement, différemment. Les milliards d’euros d’argent public injectés dans l’économie doivent impérativement être assujettis à des conditions. Il serait scandaleux qu’on donne des subventions publiques à des fabricants automobiles qui continueraient à produire des moteurs trop gros, trop puissants et trop polluants alors qu’on sait pertinemment que ces voitures-là seront interdites dans les villes dans cinq ou dix ans. Ce serait de l’argent gaspillé ! Donc il faut aider les constructeurs à développer des moteurs petits, des voitures légères, des voitures électriques à batterie, des voitures électriques à hydrogène… Voilà à quoi doivent servir les subventions. Modernisons nos infrastructures, nos logements, notre mobilité, nos processus industriels et nous verrons que nous deviendrons, en Europe, beaucoup plus compétitifs par rapport au reste du monde. Donc décroissance économique non, mais décroissance du gaspillage et de l’inefficience, oui !

A titre plus personnel, quelle pourrait être votre prochaine aventure ? Votre prochain défi ?

BP : En ce moment, cela reste l’action de ma fondation et la recherche de 1000 solutions technologiques pour lutter contre le changement climatique. Nous arrivons à 800 et au moment où on aura les mille – ce chiffre n’est d’ailleurs pas un but en soi ! – on pourra contacter les chefs d’Etats, les gouvernements, les institutions, les entreprises et mettre à leur disposition des outils qui les aideront à atteindre leurs objectifs environnementaux, écologiques, énergétiques, etc. L’Europe ne va pas pouvoir baisser de 55% ses émissions de CO2 en 2030 si elle ne met pas en place de nouvelles technologies. Et ces nouvelles technologies, nous sommes en train de les canaliser en provenance du monde entier, de les expertiser, de les labelliser. A terme, nous aurons ainsi une formidable « caisse à outils » que nous pourrons mettre à la disposition des dirigeants et des entrepreneurs. ν