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«10% des emplois actuels pourraient devenir obsolètes»

Economiste mondialement reconnue, Christina Gathmann vient de prendre la tête du département dédié au marché du travail au sein du Liser. L'occasion d'évoquer avec elle les conséquences de la crise sanitaire et de la digitalisation.

Selon Christina Gathmann, l'expérience vécue autour des révolutions technologiques montre que «les entreprises et les travailleurs peuvent s'adapter». La digitalisation de l'économie ne devrait donc pas échapper à la règle.

Selon Christina Gathmann, l'expérience vécue autour des révolutions technologiques montre que «les entreprises et les travailleurs peuvent s'adapter». La digitalisation de l'économie ne devrait donc pas échapper à la règle. © PHOTO: AFP

Votre CV vous présente comme l'une des économistes les plus influentes à travers le monde, avec des connexions aussi bien à Berlin qu'à Stanford. Pourquoi avoir choisi de vous installer au Luxembourg?

Christina Gathmann - «Après plus d'une décennie aux États-Unis et une autre en Allemagne, j'ai senti qu'il était temps de relever un nouveau défi professionnel. Le Liser offre à mes yeux une combinaison entre un institut ambitieux, des chercheurs enthousiastes et un environnement général passionnant. Je ne suis au Grand-Duché que depuis deux mois, mais l'Institut a d'ores et déjà tenu ses promesses. Raison pour laquelle j'espère qu'ensemble nous pourrons développer son potentiel pour en faire un établissement de recherche très réputé au niveau européen au cours des prochaines années.

Christina Gahtmann, nouvelle directrice du département marché du travail au Liser.

Christina Gahtmann, nouvelle directrice du département marché du travail au Liser. © PHOTO: Sebastian Neumann/Liser

Christina Gathmann - «Après plus d'une décennie aux États-Unis et une autre en Allemagne, j'ai senti qu'il était temps de relever un nouveau défi professionnel. Le Liser offre à mes yeux une combinaison entre un institut ambitieux, des chercheurs enthousiastes et un environnement général passionnant. Je ne suis au Grand-Duché que depuis deux mois, mais l'Institut a d'ores et déjà tenu ses promesses. Raison pour laquelle j'espère qu'ensemble nous pourrons développer son potentiel pour en faire un établissement de recherche très réputé au niveau européen au cours des prochaines années.

En tant que spécialiste du marché du travail, quel regard portez-vous sur ce domaine au Luxembourg, sachant qu'il se caractérise par une taille réduite, une dépendance à la Place financière et à son interaction avec la Grande Région?

«Vous soulignez trois particularités importantes, et je suis encore en train de me familiariser avec tous ces aspects. J'y vois tout de même des caractéristiques communes avec le marché du travail en Allemagne que je connais bien mieux. A savoir une économie très compétitive et une forte dépendance par rapport aux marchés internationaux. Si les secteurs d'activité sont cependant très différents -puisque le Luxembourg possède une économie beaucoup plus orientée vers les services que son voisin allemand -, j'identifie trois similitudes.

Tout d'abord une forte ouverture des deux économies, la présence d'un Etat-providence fort et enfin, le rôle important joué par l'immigration au sens large. L'Allemagne est devenue la première destination des migrants dans le monde, alors que le Luxembourg possède certainement la plus forte proportion de travailleurs frontaliers et de travailleurs issus de l'immigration.

Moteur économique de la Grande Région, comment le Luxembourg peut-il concilier au mieux ses besoins en main-d'oeuvre tout en maintenant une relation gagnant-gagnant avec ses voisins?

«A bien des égards, la situation actuelle me semble déjà très proche d'une relation gagnant-gagnant. Le Luxembourg peut s'appuyer sur une base de compétences beaucoup plus large dans ses pays voisins. Et les régions et pays voisins profitent de la vigueur de l'économie et du marché du travail au Luxembourg. Bien entendu, il y a aussi des défis à relever, car le modèle repose largement sur le Luxembourg pour fournir des emplois attrayants et générer des revenus dans la Grande Région.

Une crise dans les secteurs clés (comme la Place financière, ndlr) ou des défis liés au changement climatique ou au Brexit pourraient alors constituer une grave menace pour l'ensemble de la région avec une faible compensation économique de la part des pays voisins. Une deuxième préoccupation consiste à savoir si les compétences que l'on trouve dans les régions voisines peuvent satisfaire les besoins en compétences, en particulier dans le secteur des services hautement qualifiés.

Une politique de migration intelligente ainsi que des programmes d'éducation et de formation pour les travailleurs sont importants pour remédier à la pénurie ou à l'inadéquation des compétences. Enfin, d'autres aspects plus quotidiens ont des conséquences négatives, comme les embouteillages, la pénurie de logements abordables et les menaces potentielles pour la cohésion sociale.

L'étude du marché du travail luxembourgeois constitue-t-elle un terrain de jeu particulier qui pourrait servir de laboratoire pour les politiques européennes?

«Oui, je crois fermement que le Luxembourg constitue un laboratoire pour une Europe plus intégrée. Nous assistons actuellement à une intégration croissante des marchés du travail, avec des frontaliers et des migrants traversant les frontières nationales. La Grande Région en est un bon exemple. En même temps, nous avons encore beaucoup de réglementations nationales différentes, que ce soit en ce qui concerne le logement ou les taxes en passant par les politiques du marché du travail. La compréhension de l'impact des différents régimes réglementaires sur le marché du travail, par exemple, peut nous apprendre dans quels domaines l'alignement réglementaire au niveau européen est souhaitable et important. Dans ce sens, la flexibilité du Luxembourg peut être vue comme une bonne pratique en vue d'une future Europe intégrée.

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Dans ce contexte, la mise en place de la digitalisation au Grand-Duché sera scrutée de près, puisque plus rapide à mettre en oeuvre. Quels pourraient en être les avantages?

«La révolution numérique qui se dessine offre de nombreux défis mais aussi de nombreuses opportunités. Le lieu de travail sera différent et l'organisation du travail devra changer avec lui. Certaines entreprises et certains modèles économiques ne survivront pas. Et surtout, la main-d'œuvre devra posséder des compétences différentes de celles d'aujourd'hui.

Ce qui signifie, concrètement?

«Il est indéniable que la révolution numérique va conduire à l'automatisation, c'est-à-dire au remplacement de certains emplois par des machines ou des algorithmes. Selon des estimations récentes et crédibles, environ 10% des emplois actuels pourraient devenir obsolètes. C'est certainement beaucoup, mais beaucoup moins que les chiffres qui circulent parfois dans les médias. Le bon côté des choses, c'est que l'expérience de la révolution informatique montre que les entreprises et les travailleurs peuvent s'adapter. Un employé de banque fait aujourd'hui un travail très différent de celui qu'il faisait avant la création des distributeurs automatiques de billets, par exemple.

Plus important encore, la révolution numérique offre également de vastes possibilités d'accroître la productivité dans de nombreux emplois. Cela augmentera la demande de main-d'œuvre. Il est important que nous ne nous contentions pas de considérer la menace de l'automatisation, mais que nous examinions également les gains de productivité potentiels.

Lire aussi :Des demandeurs d'emploi formés au numérique

Quelles seraient les mesures à mettre en place pour permettre au plus grand nombre de s'adapter à ce nouveau monde?

«Nous devons d'une part nous assurer que la main-d'œuvre possède les compétences nécessaires à l'économie de demain et au-delà. Cela implique d'adapter les programmes d'enseignement, mais aussi de mettre en place des programmes de formation et d'apprentissage pour permettre la mise à niveau des compétences. Il faut aussi veiller à mettre en place des régimes fiscaux et réglementaires intelligents pour répartir les revenus liés aux nouvelles opportunités technologiques. Nous pourrions avoir besoin d'une taxe sur les robots, par exemple. Et troisièmement, et c'est peut-être le plus important, nous devons réformer les politiques existantes et concevoir de nouvelles politiques pour encourager la transition économique, mais aussi amortir les coûts de son pouvoir destructeur.

La crise sanitaire actuelle a mis en évidence certaines difficultés, comme le risque élevé de pauvreté des travailleurs au Grand-Duché. Quels mécanismes pourraient être activés pour tenter de réduire cette situation?

«C'est un fait bien connu que les crises extraordinaires, qu'elles soient économiques ou liées à la santé, ont les conséquences les plus graves pour les personnes économiquement et socialement vulnérables. Nous l'avons vu aux États-Unis, où la probabilité de souffrir de graves problèmes de santé et de mourir d'une maladie est beaucoup plus élevée pour les Noirs des quartiers pauvres que pour les Blancs. Nous constatons des différences similaires, bien que moins prononcées, entre les groupes sociaux en France, en Allemagne et au Royaume-Uni.

Une aide généreuse au revenu est la politique la plus importante pendant la crise pour amortir la crise. Pour résoudre le problème à long terme, les possibilités d'éducation sont aussi importantes que les mesures visant à améliorer l'accès à un logement abordable, par exemple.»

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