«La tolérance pour l’évasion fiscale, c’est fini!»
Pour Pascal Saint-Amans de l'OCDE, la crise du covid-19 aura des conséquences sur la fiscalité internationale. Et donc sur le Grand-Duché et sa place financière.
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Pascal Saint-Amans (51 ans) est directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE. Le Français, qui a suivi de près le Luxembourg ces dernières années, pense que malgré les efforts considérables du pays en matière de transparence, la pression sur les petites économies ouvertes sera encore plus grande après la crise du coronavirus. Dans cet entretien, il explique les défis futurs pour la coopération fiscale au niveau mondial.
La crise du coronavirus vide les caisses des États touchés. Un réflexe naturel consistera bientôt à essayer de les remplir. Dans ce contexte, vous attendez-vous à moins de tolérance au niveau international pour les pratiques d’optimisation fiscale?
Pascal Saint-Amans - «Oui, les caisses se vident et la question de leur financement se posera. Le financement se fera d’abord par la dette qui elle-même peut être absorbée par de la monétisation. Ceci étant, bien sûr, à plus long terme il faudra aussi de la fiscalité.
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Il y aura sans doute des pressions à la hausse mais aussi un débat sur la structure de la fiscalité au niveau national. Les politiques fiscales devront sans doute prendre en compte davantage l’objectif environnemental. A mon avis, la crise, où les plus vulnérables souffrent bien davantage que les mieux lotis, va relancer le débat sur le lien entre politique fiscale et le niveau des inégalités, ce qui peut soulever la question de la taxation du capital.
Et au niveau international?
«La tolérance envers l’évasion fiscale – même légale – et la concurrence fiscale, qui était faible, va totalement disparaître. Le fait qu’une partie des profits d’une entreprise, qui en plus a profité d’un sauvetage de l’Etat, soit localisée dans des juridictions où la taxation est faible sera encore plus mal vu. Il faudra donc s’attendre à une offensive de certains pays pour mettre une limite très stricte à ce qu’on peut faire en matière d’attractivité fiscale. L’élan était déjà là avant et il faut maintenant s’attendre à ce qu’il devienne encore plus fort.
Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE © PHOTO: Pierre Matge
«La tolérance envers l’évasion fiscale – même légale – et la concurrence fiscale, qui était faible, va totalement disparaître. Le fait qu’une partie des profits d’une entreprise, qui en plus a profité d’un sauvetage de l’Etat, soit localisée dans des juridictions où la taxation est faible sera encore plus mal vu. Il faudra donc s’attendre à une offensive de certains pays pour mettre une limite très stricte à ce qu’on peut faire en matière d’attractivité fiscale. L’élan était déjà là avant et il faut maintenant s’attendre à ce qu’il devienne encore plus fort.
Une autre réaction possible est de retarder des réformes au nom de la relance économique. Certains pays et acteurs économiques réclament de la largesse pour ne pas étouffer l’économie en péril. Cela se traduit aussi par des voix demandant une mise en œuvre plus lente de directives européennes, comme la DAC6 qui force les avocats d’affaires à informer les autorités quand leurs clients se livrent à des montages fiscaux suspects.
«Il y a ici deux aspects. D’un côté, l’OCDE recommande aux pays de ne pas s’engouffrer dans des mesures d’austérité trop rapidement, ce qui a été la principale erreur en 2008. L’urgence aujourd’hui, c’est d’attendre! Surtout, parce que cette crise est partie pour durer. Il faut donc faire attention avant de se ruer sur la consolidation fiscale. Au contraire, les mesures de soutien à la croissance sont très importantes pour le moment. De l’autre côté, il faut aussi faire attention à ce qu’il n’y ait pas d’abus dans le sens inverse.
On voit hélas que certaines entreprises essaient de faire feu de tout bois en demandant un blanc-seing sur tout. Cet opportunisme sera mal perçu. Sur le cas précis de la DAC6, je n’ai pas d’opinion tranchée. Je pense que cette directive contient des dispositions assez complexes. Un report modéré de son application me semble raisonnable et ne devrait pas avoir de grosses conséquences pratiques.
Les gouvernements Bettel I et II ont complètement changé la donne au Luxembourg
Une récente étude du FMI et de l’université de Copenhague a montré que 40% des investissements directs à l'étranger (IDE) représentent du capital fantôme – de l’argent qui transite par certains pays, dont le Luxembourg, avec le principal but d’éviter l’impôt. A-t-on vraiment réussi à résoudre le problème de l’évasion fiscale?
«Tout d’abord, ce n’est pas une étude du FMI. C'est une étude par ailleurs très contestable, car elle assimile tout ce qui peut être de l’IDE à de l’évasion fiscale. A-t-on fait des progrès? Oui, assurément. Est-ce qu'on vient aujourd'hui encore au Luxembourg pour obtenir des rescrits fiscaux (rulings) comme on pouvait le faire il y a plus de cinq ans? La réponse est non, et c'est l'illustration d'un changement fondamental.
Il y a eu des changements radicaux et le Luxembourg a fait un énorme travail récemment de transposition des nouvelles règles fiscales internationales. Les gouvernements Bettel I et II ont complètement changé la donne au Luxembourg et joué le jeu de la coopération fiscale internationale.
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Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes?
«Le Luxembourg reste une très petite économie très ouverte. Et les petites économies ouvertes vont toujours essayer de jouer sur une forme de compétition fiscale. Il est légitime que le Premier ministre Xavier Bettel et le ministre des Finances Pierre Gramegna disent que c’est dans l’intérêt du pays de protéger la compétition fiscale. Il est aussi vrai que cette position sera de plus en plus difficile à tenir dans le futur. Mais dès lors qu’on assure des règles du jeu équitables au niveau mondial, le Luxembourg s’est montré prêt à totalement coopérer et être constructif.
Il est aussi légitime d’utiliser le concept de «level playing field» car s’il n’y a pas d’assurance que les règles du jeu soient équitables au niveau mondial, les activités financières peuvent partir dans d’autres juridictions plus compétitives fiscalement. Il est normal que le Luxembourg ne soit pas très enthousiaste concernant les travaux qui visent à éviter que des groupes multinationaux transfèrent des bénéfices dans des pays où ils sont assujettis à un impôt nul ou très faible, mais il n’en est pas pour autant un opposant.
Cette approche s’est confirmée lors des récentes discussions sur la taxation des services numériques et des géants du web au cours desquelles le Luxembourg s’est montré très constructif.
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En même temps, l’on peut reprocher au Luxembourg d’abuser de l’argument du «level playing field» au niveau global. En disant qu’il faut toujours une solution au niveau global, on est certain que les choses n’avanceront pas très vite. L’OCDE, qui est assimilée à ce niveau global et étant plus grande que l’UE, agit plus lentement.
«Cette impression est fausse. Si l’on regarde ces dix dernières années, l’OCDE a montré qu’elle sait aussi aller vite et c’est au sein de l’OCDE que les règles appliquées aujourd’hui en Europe sont nées. L'Union européenne avait, par exemple, essayé au début des années 2000 de trouver une solution pour la fin du secret bancaire avec la directive Epargne. Son application a pris beaucoup de temps pour des résultats beaucoup plus modestes que les résultats obtenus entre 2009 et 2013 au sein du Forum Mondial sur l’échange de renseignements et la transparence en matière fiscale hébergé par l’OCDE.
Et franchement, il n'est pas déraisonnable de la part du Luxembourg de vouloir que les règles ne s’appliquent pas seulement à l’Union européenne mais au monde entier. Si ce n’était pas le cas, il y aurait une vraie problématique de délocalisation des activités vers d’autres centres financiers hors EU.
Sur une éventuelle taxe sur les services digitaux, l’UE a de nouveau annoncé qu’elle s’y attellerait toute seule si l’OCDE ne parvient pas à trouver un accord en 2020. Concurrence productive ou guéguerre insensée entre les deux ?
«Je ne vois pas ça comme une concurrence, mais plutôt comme une complémentarité. Tout d’abord, nous avons plus de 135 membres au sein du Cadre Inclusif sur le BEPS, plus que l’UE donc, qui reste un club régional et pas mondial. Il est aussi légitime que l’UE dise que s’il n’y a pas d’accord au niveau de ce Cadre Inclusif de l’OCDE, alors ils avanceront seuls. Cette perspective crée de l’émulation, qui peut aussi être positive. Et de nouveau: ces dernières années, des accords à l’OCDE ont facilité les accords au sein de l’UE. Je ne dis pas que c’est toujours simple. Néanmoins dans le cas de la taxation du web, la date butoir de 2020 est un peu délicate, car il faut prendre en compte les élections présidentielles aux États-Unis en novembre. Il faudra naturellement attendre le résultat avant de tirer des conclusions.
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Donc pour la taxation des services numériques, on oublie 2020?
«Non, nous sommes en train d’y travailler. Je dis juste que la crise sanitaire rend les choses plus difficiles, notamment en matière d’attention politique.
Encore plus de temps? On en parle depuis trois ans ...
«En octobre 2019, nous avons réussi à obtenir un accord sur une approche unifiée, alors qu’auparavant il y avait plusieurs approches sur la table. Ce n’est donc pas comme si on faisait du surplace depuis trois ans. Il y a trois ans encore, les États-Unis ne voulaient pas travailler sur ce projet, alors que maintenant ils participent activement aux négociations et les travaux avancent sur la base d’une proposition concrète. Naturellement, il faut maintenant en négocier les modalités exactes dans le contexte difficile de crise sanitaire, c’est-à-dire une négociation par les moyens virtuels. C’est évidemment moins efficace que des négociations physiques dans une salle de réunion. Mais on y arrivera.
La logique des réformes prévues pour l’économie numérique introduit un changement de paradigme: ce n’est plus le lieu de siège du producteur qui compte pour la taxation, mais celui du consommateur. Cela fera basculer les revenus du côté des pays-marché. Autrement dit, les petits pays comme le Luxembourg ont beaucoup à y perdre. Comment les rassurer?
«Il est vrai que la solution sur la table aboutit à attribuer un peu plus de profits aux pays de marché. Cette attribution reste assez marginale et ne fait pas basculer le droit d’imposition de tous les profits du côté de ces mêmes pays-marché. Il ne s’agira pas d’une révolution. Deuxièmement: l’alternative est bien pire. C’est celle des mesures unilatérales prises, qui consistent à imposer des transactions brutes, donc du chiffre d’affaires réalisé sur un territoire.
Cela risque de créer des tensions commerciales graves, comme on l’a récemment vu entre la France et les États-Unis, et dont les petites économies ouvertes comme le Luxembourg pâtiraient beaucoup plus. Une crise commerciale serait beaucoup plus grave que la renonciation à une petite partie des recettes. En plus, le Luxembourg ou l’Irlande ne peuvent pas dire qu’ils vont perdre de l’argent avec un système réformé qui fonctionnerait pour tout le monde alors que ces pays ont renoncé à des recettes fiscales importantes pendant des années via des mécanismes d’optimisation fiscale. Il faudra aussi résoudre cette contradiction.
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Et plus positivement?
«Avec un accord, nous aurons enfin une paix fiscale. Pour le moment, nous sommes confrontés à une instabilité née d’un système datant de plus d’un siècle et qui n’est plus adapté aux nouvelles donnes économiques, particulièrement la numérisation de l’économie. Cela crée du nationalisme et de la disruption. Pour une petite économie ouverte, de nouveau, c’est dangereux.
Quels sont les autres chantiers du plan «BEPS 2.0.» qui approfondiront le premier plan «BEPS» contre l’érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, déjà largement mis en œuvre par les pays de l’OCDE?
«Un pilier se concentrera sur l’imposition minimum au niveau mondial, qui mettra enfin un plancher à la concurrence fiscale.
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Et que pensez-vous d’idées telles que la taxe carbone ou d’une taxe sur le kérosène, qui ont fait leur entrée en force sur la scène politique ces dernières années? Le futur sera-t-il plein de nouvelles taxes environnementales pour les entreprises?
«La réponse est clairement oui. Nous avons réalisé beaucoup d’études sur le prix du carbone et la taxation des différentes utilisations d'énergie. Et ce qui ressort de ces études est absolument tragique: Aujourd’hui, 70% des émissions de CO2 sont ne pas taxées! Et on sait bien que la résolution des problèmes climatiques passera par ce qu'on appelle en termes économiques «une internalisation des externalités». C’est-à-dire le fait de mettre un prix sur le coût généré par l'émission de CO2. C’est le vrai chantier des dix prochaines années. Toutefois, c’est une problématique politiquement sensible. En effet assez contradictoirement, même si les populations veulent lutter contre le changement climatique, il y a eu des protestations et des manifestations lorsque des pays ont voulu adopter une taxe carbone. Il faudra donc réussir à créer les conditions politiques pour réaliser cette réforme nécessaire.»