Pourquoi le télétravail ne doit pas devenir la norme
Avant le retour massif des travailleurs à temps complet au bureau plus que probable en juillet, l’économiste Michel-Edouard Ruben, coauteur du livre «Le temps des crises» avec Jean-Jacques Rommes, livre sa vision de l'avenir du travail à domicile.
De nombreux points de perturbations sont à considérer dans le cas d'une prolongation du modèle de télétravail instauré.
«Bosser à la cool de la maison, moins de trafic sur les routes, meilleure conciliation entre vies privée et professionnelle, réduction des émissions de gaz à effet de serre, réduction de coûts - immobiliers et énergétiques - pour les entreprises...» Autant de points souvent listés liés à la généralisation du télétravail qui peuvent sembler totalement vertueux si l'on ne prend pas en compte une vision sur le plus long terme en ce qui concerne le cas spécifique du Grand-Duché. C'est du moins ce que pense l'économiste Michel-Edouard Ruben dans le chapitre consacré à la métamorphose de la société salariale dans «Le temps des crises».
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Michel-Edouard Ruben, dans votre livre, vous dites que le risque sur le long terme avec le télétravail au Luxembourg, ce serait une plus grande fragilisation des travailleurs les moins qualifiés. C’est pourtant un risque qui était déjà soulevé avant la pandémie avec la digitalisation accélérée dans plusieurs métiers. Peut-on vraiment affirmer que le télétravail pourrait devenir la racine de ce mal qui s’étend?
«Dans le contexte de la crise sanitaire, le télétravail de masse a émergé et causé une impressionnante métamorphose de la société salariale. Il est évidemment un fait indiscutable qu’il a été un allié objectif bienvenu de l’économie durant la phase aigüe de la pandémie en ce qu’il a permis à la fois de lutter contre la propagation du virus (en limitant les contacts physiques entre collègues) et la poursuite des activités économiques à forte valeur ajoutée à domicile grâce à une transformation rapide et surprenante du résidentiel en commercial. Pour de nombreuses raisons, il est fort probable que le télétravail sera un élément important du futur du travail au Luxembourg. Parmi celles-ci deux sont selon moi en tête de liste.
Tout d'abord, les possibilités de télétravail sont nombreuses au Grand-Duché. Compte tenu de sa structure productive, un peu plus d’un emploi sur deux serait télétravaillable. Ensuite, il y a des retours très positifs voire dithyrambiques au sujet du télétravail dont les mérites sont quotidiennement vantés (meilleure conciliation vies privée et professionnelle, réduction des temps de trajets, constitution d’épargne, horaires plus souples, image positive d’entreprise moderne, etc.).
Mais dans ce contexte de possible pérennisation du recours au télétravail à un niveau élevé, il y a, je trouve, un ensemble de questions importantes qui ne sont pas toujours posées avec l’insistance qui s’impose, compte tenu des potentiels dangers en présence. C’est cela qui est mis en avant dans le chapitre du livre consacré à la métamorphose de la société salariale.
L’une de ces questions, mais ce n’est pas la seule, est effectivement celle des inégalités entre les travailleurs qualifiés pouvant télétravailler et les autres.
L’une de ces questions, mais ce n’est pas la seule, est effectivement celle des inégalités entre les travailleurs qualifiés pouvant télétravailler et les autres.
Et pour répondre précisément à votre question, je ne vois pas le télétravail comme étant à la racine du mal des salariés les moins qualifiés. C'est plutôt dû aux problèmes de qualification, à la compétition internationale, aux multiples chocs technologiques des dernières décennies, etc. Mais le télétravail - qui est une des nombreuses possibilités offertes par la numérisation de l’économie - s’il devait se développer suivant le bon vouloir des seules fourchettes d’opportunité pourrait être de l’engrais qui renforce les racines de leur mal me semble-t-il.
Vous insistez également sur le fait que le Luxembourg a ses spécificités et que le télétravail pourrait devenir dangereux sur le long terme. Pouvez-vous nous les expliquer en comparant avec le cas de l’Irlande, qui ne s’en sort pas si mal?
«Voici une illustration de la chose: quand le télétravail est évoqué au Luxembourg, il est généralement accolé à ‘frontaliers’ et aux règles socio-fiscales qui ont un impact, contraignant en temps normal, sur le télétravail frontalier. Mon ressenti est que pas mal de gens souhaiteraient que les arrangements trouvés avec les pays frontaliers depuis mars 2020 pour permettre que les frontaliers télétravaillent sans frictions socio-fiscales deviennent pérennes, quitte à l’accompagner d’un système de compensation gagnant-gagnant selon le terme consacré. C'est-à-dire consacrer une fraction de l’impôt sur le revenu des télétravailleurs frontaliers au financement de projets transfrontaliers.
Mon hypothèse est que si on parle systématiquement des frontaliers quand on évoque le télétravail, c’est - bien entendu - parce qu’ils représentent une grande partie de la main-d’œuvre, mais aussi, voire surtout, parce que les commentateurs ont internalisé que ce serait injuste que les résidents puissent avoir accès au télétravail sans contrainte, alors que le régime plus contraignant pour les frontaliers fait qu’ils seraient quasiment ‘obligés’ de revenir au bureau plus souvent que les résidents. Il y aurait ainsi une situation d’inégalités injustes et un brin insupportable. Par conséquent, il y a une sorte de malaise répandu devant l’existence de ce traitement différencié. Evidemment, cela s’entend et se comprend.
Sans nécessairement partager leur point de vue, j’aurais par exemple trouvé cohérent que ceux qui réclamaient une taxe sur les robots jadis (ou sur les gagnants de la crise sanitaire) exigent une taxe sur les télétravailleurs.
Mais la logique voudrait, je trouve, que soient appliquées les mêmes interrogations et attentions au sujet du sort de ceux moins qualifiés qui ne pourront pas télétravailler versus ceux qui pourront télétravailler. Or, cette approche des choses me semble avoir été plutôt en sourdine. Je trouve cela dommage et un brin curieux. Sans nécessairement partager leur point de vue, j’aurais par exemple trouvé cohérent que ceux qui réclamaient une taxe sur les robots jadis exigent une taxe sur les télétravailleurs.
Or s’ils étaient bruyants pour réclamer que les robots qui risquaient de détruire des emplois de gens non qualifiés et d’aggraver les inégalités soient taxés, ils sont plutôt silencieux sur le fait qu’avec une pérennisation du télétravail de masse, des salariés peu qualifiés pourraient se retrouver sur le carreau.
Ils n’évoquent pas du tout l’idée non plus, par exemple, de taxer les télétravailleurs pour financer des mesures de compensation aux travailleurs non qualifiés en difficulté ou de reconsidérer certains avantages dont ils bénéficient (voitures de société, ticket resto, frais kilométriques, etc.) au titre de la lutte contre les inégalités.
Sans oser dire qu’il soit malvenu, ce silence assourdissant de la part de ceux qui réclamaient des taxes sur les robots et des chantres de la lutte contre les inégalités, couplé à des demandes de nouveaux droits pour les télétravailleurs, me semblent en tout cas manquer quelque peu de cohérence.
Est-ce qu’il y a selon vous un moyen de profiter du meilleur des deux mondes ?
«Il y a peu est sorti un rapport du CES qui citait un long ensemble de risques que posait le télétravail pour les salariés et les entreprises. Il est je crois souhaitable que ces risques identifiés soient affinés, complétés et surtout discutés. La ‘théorie’ de la régulation enseigne que l’aboutissement des changements de régimes se trouve dans l’intervention du politique et la codification juridique de nouvelles formes institutionnelles - entendues comme la formalisation des rapports sociaux fondamentaux.
Cela devrait s’appliquer, je crois, au télétravail dont le développement harmonieux suppose une politique éclairée qui va au-delà des seuls droits immédiats des télétravailleurs mais prend en compte l’impact global sur l’emploi, sur le régime et la dynamique des inégalités, sur les effets d’agglomération, sur les conflits entre insider et outsider du télétravail, sur la valeur des actifs 'bureaux' des entreprises souvent utilisés comme collatéraux. Je pense encore ici à la mise en concurrence des télétravailleurs de la Grande Région avec des télé-migrants dans des pays à coût du télétravail moindre, à la carte des activités économiques et l’aménagement du territoire, à la demande de m2 de logements par ménage, à la pertinence du code du travail tel qu’il existe actuellement, voire au risque de procrastination des investissements publics.»