Virgule

"S'adapter aux nouvelles réalités"

Quel rôle pour les syndicats dans un monde du travail en pleine mutation? Quels défis pour le premier syndicat de la place financière? Dans le cadre du 100e anniversaire de l'Aleba, son président Roberto Scolati évoque les enjeux passés et à venir.

L'Aleba compte plus de 10.000 membres et dispose de 700 délégués du personnel.

L'Aleba compte plus de 10.000 membres et dispose de 700 délégués du personnel. © PHOTO: Aleba

Roberto Scolati, dans quel contexte est née l'Aleba il y a 100 ans?

Après la Première Guerre mondiale, la situation économique du pays était désastreuse, l'argent était fortement dévalué et le pouvoir d'achat ne cessait de baisser. Les coûts de la vie étaient très élevés et l'environnement social précaire. La durée du travail n'était pas réglementée: la durée journalière de travail dépassait parfois les 10 à 12 heures, si bien que la solidarité était de mise. C'est dans ce contexte que sont apparues les premières fédérations syndicales. La première était la Fédération générale des employés de l'Etat, fondée en 1918. Notre association a vu le jour quelques mois plus tard en tant que «Luxemburger Bankbeamtenverein», ou Association luxembourgeoise des employés de banque Aleb, qui deviendra Aleba en 1964.

Roberto Scolati

Roberto Scolati © PHOTO: Pierre Matgé

Le Grand-Duché ne comptait que quelques banques à l'époque. Combien de membres étaient affiliés à votre association?

La BIL et la Spuerkeess étaient actives sur la place ainsi que quelques autres banques luxembourgeoises. Le nombre de salariés n'était par conséquent pas très élevé. Il faut dire aussi qu'ils n'étaient pas relevés statistiquement à l'époque. L'on sait qu'en 1955, le nombre d'employés de banque s'élevait à 996. Dans les assurances, nous comptions 224 salariés. La situation n'est pas comparable avec celle d'aujourd'hui, puisque le secteur compte actuellement près de 26.000 personnes.

Quels ont été les grands succès de l'Aleba au cours de sa longue histoire?

Le plus grand succès est incontestablement la reconnaissance de la représentativité nationale du syndicat en 2001. A l'époque, nous étions même allés devant le Bureau international du travail où nous avions obtenu gain de cause. Une autre date importante est celle du 3 mai 1967 avec la signature de la première convention collective pour les employés du secteur bancaire. Elle sera suivie quelques jours plus tard par la signature de la première convention collective pour le secteur des assurances. Depuis cette époque, l'Aleba a parcouru un long chemin et s'est imposée comme un expert dans le domaine des négociations de conventions collectives.

C'est l'une de nos forces majeures: notre capacité à organiser en amont, des espaces de discussion et de dialogue pour éviter que les conflits ne dégénèrent.

Que répondez-vous aux accusations selon lesquelles l'Aleba a une trop grande proximité avec le patronat?

Ce reproche vient du fait qu'en 1998, l'Aleba a signé seule la convention collective du secteur bancaire avec l'Association luxembourgeoise des banques et banquiers (ABBL). Cet accord avait été refusé par le ministère du Travail, du fait que nous n'avions pas la représentativité nationale. C'était le débat à l'époque, mais tout ça c'est vraiment de l'histoire ancienne. Aujourd'hui, nous avons de bons rapports avec le patronat, parce que nous travaillons nous-mêmes au sein des banques et nous connaissons toutes les affaires courantes. Cela nous permet d'avoir de bons contacts avec les directeurs des ressources humaines, ce qui facilite aussi les relations avec l'ABBL. Dans le cadre des négociations autour des conventions collectives, cela permet de comprendre les intérêts des uns et des autres. C'est d'ailleurs l'une de nos forces majeures: notre capacité à organiser en amont, des espaces de discussion et de dialogue pour éviter que les conflits ne dégénèrent.

Et pourtant les négociations et l'émergence de compromis se font de plus en plus difficiles...

C'est devenu plus compliqué parce que la solidarité qui existait il y a encore 40 ou 50 ans a diminué. Chacun ne s'occupe que de ses propres intérêts financiers. Dans le même temps, nous sommes confrontés aux décisions des banques étrangères dont les directions ne se trouvent pas sur la place de Luxembourg. Négocier avec ces institutions devient de plus en plus difficile, parce qu'elles ne comprennent pas toujours les spécificités luxembourgeoises comme par exemple l'indexation des salaires. Gérer la réglementation croissante représente aussi un véritable enjeu: les banques doivent consentir des investissements importants en termes de recrutement. Or, ces nouvelles recrues ne rapportent pas grand-chose aux banques, du fait que la grande majorité de ces salariés exercent essentiellement des fonctions de contrôle. Dans ce contexte, la négociation devient un processus de plus en plus complexe.

Les syndicats ont-ils encore du pouvoir?

Les syndicats doivent changer leur façon de penser et ne doivent pas rester cloués sur le système d'antan. L'environnement change et les syndicats doivent s'adapter à ces nouvelles réalités. Pour se faire entendre et exercer une influence sur la société, le dialogue social reste le meilleur levier. Si celui-ci fonctionne bien, il est possible de se mettre d'accord sur de bons compromis. Je ne suis pas sûr qu'exhorter les salariés à manifester dans la rue est une bonne approche en ces temps-ci.

La grève n'a jamais été votre «tasse de thé»?

Il n'y a jamais eu de grève dans le secteur bancaire luxembourgeois, ce qui prouve que le dialogue social fonctionne très bien. La dernière grande manifestation remonte à 1991, et s'est déroulée dans un contexte de négociations très difficiles autour de la convention collective bancaire. L'année dernière, après la recommandation du non-paiement de la prime de juin de l'ABBL, les salariés du secteur ont manifesté devant leurs entreprises respectives pour protester contre cette mesure.

Mais le leadership syndical? Les salariés ont le sentiment d'une perte de pouvoir des syndicats face aux employeurs...

Une fois qu'une décision de fermeture ou de licenciements est prise, nous ne pouvons plus faire grand-chose. La seule chose que nous puissions faire, c'est d'agir pour obtenir les meilleurs avantages sociaux possible pour les salariés concernés. Au niveau des délocalisations, nous avons tout même remarqué qu'un certain nombre d'entreprises qui étaient parties en Pologne ou ailleurs reviennent au Luxembourg, parce que leurs clients se sont plaints de la mauvaise qualité des services à l'étranger. Si les clients sont insatisfaits, la banque n'a pas gagné grand-chose en fin de compte.

De quelles valeurs l'Aleba est-elle porteuse aujourd'hui?

Nous sommes une organisation neutre qui ne subit pas de pression politique. Nous entretenons de très bonnes relations avec les directeurs des ressources humaines au sein des établissements, ce qui facilite nos rapports avec l'ABBL. Nous avons une direction à l'esprit jeune et moderne, qui possède une vision contemporaine de l'action syndicale. Nous nous adaptons continuellement aux nouvelles réalités des travailleurs, qui sont de plus en plus hétérogènes.

Etes-vous prêts pour la transformation digitale?

Nous sommes en train de former nos délégués afin qu'ils puissent accompagner les salariés les plus vulnérables. Avec les directeurs des ressources humaines, nous veillons à ce que ces personnes soient privilégiées au niveau des formations. Nous sommes également impliqués dans le programme Luxembourg Digital Skills Bridge par le ministère du Travail.

Aleba fête ses cent ans

Sur le même sujet