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Réforme des retraites en France

«La communication gouvernementale agace, crispe et alimente la colère»

Alors que la réforme des retraites est désormais suspendue à la décision du Conseil constitutionnel, Anne Jadot, maître de conférences en science politique à l'Université de Lorraine, détaille les enjeux derrière les quatre saisines de l'institution.

La contestation contre la réforme des retraites se poursuit en France, où une dixième journée de mobilisation s'est tenue ce mardi 28 mars.

La contestation contre la réforme des retraites se poursuit en France, où une dixième journée de mobilisation s'est tenue ce mardi 28 mars. © PHOTO: Laura Bannier

Journaliste

«Aujourd'hui dans la rue, et demain ça continue!» Souvent entonné lors des manifestations contre la réforme des retraites en France, ce chant témoigne de la détermination des opposants au projet du gouvernement français. Ce dernier, à l'image d'Emmanuel Macron, semble pourtant tout aussi décidé à ne rien lâcher.

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Présentée début janvier par Elisabeth Borne, la Première ministre française, la réforme des retraites est désormais entre les mains du Conseil constitutionnel, après avoir fait l'objet d'un passage en force au Parlement. La décision des Sages est attendue pour le 14 avril, et soulève beaucoup d'interrogations. Anne Jadot, maître de conférences en science politique à l'Université de Lorraine nous livre son regard sur cette crise politique.

Le gouvernement a cumulé l'utilisation de trois véhicules constitutionnels contraignants dans le but de promulguer la réforme des retraites: l'article 47.1 pour limiter le temps des débats, l'article 44.3 qui a obligé le Sénat à un seul vote dit «bloqué» sur le texte et l'article 49.3 pour faire adopter la réforme. Quel regard portez-vous sur cet enchaînement?

On peut même ajouter qu'au Sénat, la majorité sénatoriale de droite, favorable à la réforme, a également utilisé le règlement intérieur pour raccourcir les débats, l'article 48, par exemple, dispose qu'à partir du moment où un sénateur a défendu un amendement et un autre a pris la parole contre, le débat est clos. C'est ainsi que, de bout en bout, toutes les armes qui existent pour cadrer le débat et forcer la main aux parlementaires ont été utilisées. À chaque fois que c'était possible, les députés notamment ont été empêchés de se prononcer. Après des débats très encadrés dans le temps, certes aussi à cause de la stratégie d'obstruction parlementaire de l'opposition, ils n'ont pas pu se prononcer en première lecture sur le texte, qui a été transmis au Sénat dans la rédaction voulue par le gouvernement.

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À chaque étape, vu la nature du texte, le gouvernement a pu garder ce qu'il voulait parmi les amendements votés. Après la Commission mixte paritaire, l'exécutif a également renvoyé aux deux assemblées la version du texte qui lui convenait, pour finalement dégainer le 49.3, ce qui n'était pas une surprise. Dès l'emploi du 47.1, il y avait l'hypothèse d'un engagement de responsabilité du gouvernement sur ce texte, qui ne «grillerait pas leur cartouche» d'un seul 49.3 possible par session. Quelque part, on savait que cela risquerait d'arriver. Mais l'enchainement de toutes les procédures possibles a beaucoup chargé la barque, et c'est l'un des motifs de saisine du Conseil constitutionnel.

Quelles pourraient être les suites de ces saisines?

Quatre saisines ont été faites, par les sénateurs PS et les députés NUPES et RN, et une saisine blanche a été effectuée par la Première ministre pour demander au Conseil constitutionnel de contrôler l'ensemble du texte, par principe, pour faire valider la réforme. Parmi les angles d'attaque des opposants à la loi, il y a l'idée que l'article 47.1 n'était pas le bon véhicule législatif à utiliser, mais il y a aussi les entraves au travail parlementaire avec cet enchaînement. Ils ajoutent par ailleurs l'existence de plusieurs «cavaliers» sociaux: certains articles comme l'index senior ou le CDI senior n'ont aucun rapport avec une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, censée porter sur le budget 2023.

Les opposants ont fait feu de tout bois, on verra bien ce que le Conseil constitutionnel en retiendra.

A minima, l'exécutif s'expose à une censure partielle de cette réforme à cause de ces cavaliers. Reste à voir si les arguments sur l'insincérité de la procédure législative seront retenus, puisque les opposants ont mis en avant les insuffisances de l'étude d'impact et le discours erroné du gouvernement sur les petites retraites. Cet argument est plus original dans la saisine. Les opposants ont fait feu de tout bois, on verra bien ce que le Conseil constitutionnel en retiendra. Je pense à titre personnel que des arguments procéduraux pour déclarer cette loi entièrement non conforme existent.

Les Sages doivent également se prononcer sur le référendum d'initiative partagée (RIP)...

Le Conseil constitutionnel a deux décisions à prendre: d'une part, sur la constitutionnalité de cette réforme et d'autre part, sur la procédure de référendum d'initiative partagée, déposée juste à temps. Pour être recevable, cette proposition de loi ne peut, en effet, pas avoir pour objet d'abroger une loi promulguée moins d'un an avant. Reste à savoir si les autres conditions de constitutionnalité d'un RIP seront considérées comme remplies.

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Si le Conseil constitutionnel déclare cette procédure-là recevable, nous entrerons dans une phase de neuf mois au cours de laquelle près de cinq millions de soutiens citoyens devront être recueillis. Cela ne serait pas la fin du feuilleton, car après ces neuf mois, si les signatures étaient obtenues, la balle reviendrait dans le camp du Parlement pour six mois. C'est seulement si les deux chambres n'examinaient pas la proposition de loi pendant ce laps de temps qu'un éventuel référendum aurait alors lieu. Cette procédure n'a pas vraiment été conçue pour être appliquée. Le 14 avril, il pourrait donc s'agir d'une décision du Conseil constitutionnel en demi-teinte avec, d'une part, la loi promulguée, même partiellement et, d'autre part, le feu vert à la poursuite de la procédure RIP.

Traditionnellement, le Conseil constitutionnel protège souvent l'exécutif. Selon vous, les Sages peuvent-ils prendre le risque d'invalider la principale promesse de campagne du président, c'est-à-dire le recul de l'âge de la retraite à 64 ans, moins d'un an après sa réélection ?

Ils décident en droit. Donc, à titre personnel, je serais plus nuancée sur le fait que le Conseil constitutionnel protégerait systématiquement le gouvernement. Sur le fond, ils ne se prononceront pas sur le fait de savoir si la retraite à 64 ans c'est bien, ou pas. Ils n'ont, par exemple, pas hésité en 2012 à retoquer la loi sur le logement de Cécile Duflot pour non-respect des délais de procédure.

Le symbole du passage en force par le 49.3 a été la goutte d'eau qui a fait déborder le mouvement.

Après, le fait que les membres du Conseil constitutionnel ne doivent pas justifier de connaissances particulières pour être nommés reste problématique. Devenir Sage sonne comme la dernière étape d'une carrière politique. Mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un mandat de neuf ans non renouvelable, et qu'il est donc associé à ce qu'on analyse comme un «devoir d'ingratitude». Les membres n'ont pas à plaire aux autorités de nomination, ce qui les rend libres. Par ailleurs, on ne connaît pas le détail des votes, on sait juste que la voix du président compte double en cas d'égalité.

L'utilisation de l'article 49.3, puis le rejet de la motion de censure transpartisane semblent avoir provoqué une évolution du mouvement d'opposition à la réforme des retraites. Comment l'analysez-vous?

Ce que l'on peut constater, c'est qu'il semble y avoir un tournant des deux côtés. Les blacks blocs ont été plus visibles, alors que Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris, a fait le choix de techniques de maintien de l'ordre plus violentes, dont certaines ont été critiquées par le Conseil d'État, à l'image des nasses. Après le 49.3, les positions se sont durcies de part et d'autre.

Anne Jadot est maître de conférences en science politique à l'Université de Lorraine.

Anne Jadot est maître de conférences en science politique à l'Université de Lorraine. © PHOTO: DR

Ce que l'on peut constater, c'est qu'il semble y avoir un tournant des deux côtés. Les blacks blocs ont été plus visibles, alors que Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris, a fait le choix de techniques de maintien de l'ordre plus violentes, dont certaines ont été critiquées par le Conseil d'État, à l'image des nasses. Après le 49.3, les positions se sont durcies de part et d'autre.

Je ne suis pas persuadée que tout le monde connaisse bien la mécanique législative du 49.3, c'est plutôt le symbole du passage en force qui a été la goutte d'eau qui a fait déborder le mouvement. À cela s'ajoutent les déclarations politiques. Jusqu'à la veille, Olivier Véran dit qu'on ne l'utilisera pas. Lors de l'interview d'Emmanuel Macron au 13h, on se demande même s'il n'a pas voulu jeter de l'huile sur le feu. En parlant d'autres sujets, il a été perçu comme étant en décalage avec les attentes et les demandes des Français. Je pense donc que la symbolique énerve plus que la technique juridique. C'est la communication présidentielle et gouvernementale qui agace, crispe et alimente la colère.

Par exemple, il y a de la mauvaise foi quand Elisabeth Borne avait déclaré qu'il y aurait un vote sur la réforme puisqu'il y en avait sur la motion de censure. Elle ne parle pas des abstentionnistes qui auraient pénalisé le gouvernement si un vote sur le projet de loi avait eu lieu. Il y aurait eu probablement plus que 19 députés LR à s'abstenir. Ils ne sont pas sourds et aveugles et lorsqu'ils rentrent en circonscription le week-end, ils voient l'opposition que cette réforme suscite, même chez leurs électeurs, les sondages en attestent.

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Avec un vote sur la réforme, il suffisait certes au gouvernement d'avoir plus de oui que non, mais les abstentionnistes l’auraient pénalisé. Quand le gouvernement change la nature de la question, ce n'est plus le texte qui est en jeu, c'est «est-ce qu'on est prêt à faire tomber le gouvernement?», avec une majorité absolue requise. A ce moment-là, des députés qui auraient voté contre la réforme ou qui se seraient abstenus ne vont pas jusqu’à voter la censure. Cela favorise donc le gouvernement, puisque seuls les favorables prennent part au vote sur la censure et c'est un scrutin public. La déclaration de la Première ministre était donc de très mauvaise foi.

Comment la majorité présidentielle va-t-elle sortir de cette crise?

Il n'y a pas de sortie de crise facile, mais il y a un point dont on parle peu, c'est le possible usage de l'article 10.2. Cet article de la constitution permet au président de demander au Parlement une seconde délibération de la loi. C'est un survivant du veto royal, même s'il ne porte pas le nom de veto présidentiel. L'idée serait de renvoyer la balle au Parlement, et on recommencerait toute la procédure législative depuis le début. A noter que cet article n'a été utilisé que deux fois.

Faire grève, ça coute cher et vu les problèmes de pouvoir d'achat, le mouvement pourrait s'étioler et s'arrêter de lui-même.

Cela pourrait être une porte de sortie pour le président, mais cela n'a pas l'air d'être la voie dans laquelle il s'engage. J'y vois cependant une possibilité, sauf si Emmanuel Macron veut à tout prix tenir bon et s'en fiche de son impopularité, car, de toute façon, il ne peut pas se représenter en 2027. Il peut très bien adopter une politique de «Après moi le déluge» et espérer que l'actualité passe à autre chose. Ils ont l'air d'en faire une question de principe avec le jeu de mot «ce ne sera pas la retraite des réformes». Je pense que les membres de l'exécutif se disent qu'il reste quatre ans dans ce quinquennat, et que s'ils battent en retraite là-dessus, ils se contraignent à l'immobilisme.

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Les autres options seraient l'article 11, cette fois à l'initiative de l'exécutif, pour l'organisation d'un référendum, ou la dissolution de l'Assemblée nationale. Aucune solution n'est vraiment satisfaisante du point de vue du pouvoir exécutif, si ce n'est la censure partielle du Conseil constitutionnel, qui permettrait au président de promulguer ce qui serait déclaré conforme dans la loi et de faire le dos rond.

Une chose peut les avantager, s'ils sont cyniques: faire grève, ça coute cher et vu les problèmes de pouvoir d'achat, le mouvement pourrait s'étioler et s'arrêter de lui-même. L'exécutif pourrait donc vouloir promulguer très vite pour arrêter d'en parler, jouer la montre par rapport aux grèves et tenter de relancer le dialogue social sur d'autres sujets (pénibilité, emploi des seniors, égalité salariale hommes-femmes), lesquels auraient pourtant mérité d'être traités avant la réforme sur les retraites.

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