Avrox met bas les masques
La société luxembourgeoise a bien livré les 15 millions de masques attendus par l'Etat belge, mais à quel prix? Polémique sur la nature de la société, retards dans la remise des échantillons comme dans la livraison globale, doutes sur la qualité. Les dirigeants d'Avrox s'expliquent. Enfin.
Brice Erniquin: «Nous assumons les retards donc nous accepterons les amendes et pénalités que le gouvernement retirera de la facture. © PHOTO: Guy Jallay
Avrox. Depuis des semaines, la seule évocation du nom de cette société basée 12, rue de Bastogne à Luxembourg (comme des dizaines d'autres firmes) suffit à déclencher rires moqueurs, colères ou interrogations. Il est vrai qu'en Belgique, cette discrète compagnie a tenu le premier rôle d'un feuilleton rocambolesque dont le pays se serait bien passé en pleine crise de covid-19. Une affaire mêlant ministère de la Défense, courriers attendus, doutes administratifs, problèmes de livraison, une facture de 37,5 millions d'euros, le tout sur fond d'attente de masques en tissu destinés à protéger chaque habitant du pays...
Laurent Hericord et Brice Erniquin ont choisi d'assumer leur défense après des semaines de polémiques. Le premier en tant qu'administrateur d'Avrox, le second comme directeur commercial.
Messieurs, pourquoi avoir tant tardé avant de vous expliquer sur le rôle d'Avrox?
Laurent Hericord : «Parce que la priorité, pour nous, était d'assumer la mission qui nous avait été confiée par le gouvernement fédéral belge. A savoir livrer les 15 millions de masques tissu au pays. On parle là d'une commande qui a nécessité de trouver des fournisseurs capables d'assurer pareille quantité alors que le monde entier manquait de masques et en réclamait; d'avoir obtenu tous les gages de qualité sanitaire; de pouvoir assurer les vols (on parle de 13 avions chargés à bloc). Au final, nous avons tenu le pari.
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Comment une société jusque-là enregistrée comme spécialisée dans le "transport de personnes" se retrouve choisie par le ministère de la Défense belge pour une mission aussi capitale?
Brice Erniquin : «En effet, notre code Nace initial ne laissait percevoir que cette activité (nous l'avons changé depuis. NDLR : "46.410 - Commerce de gros de textiles" depuis le 1er mars 2020 ), mais au registre du commerce nous sommes bien déclarés comme société pouvant exécuter "tout type de commerce". Nous avons su nous adapter dès le début de la crise pour répondre à la demande de certaines relations de la société qui estimaient que notre réseau de connaissances internationales pouvait s'avérer efficace pour leur fournir des protections face au coronavirus.
Personnellement, j'ai été consultant quatre ans chez Ernst & Young au Luxembourg, j'ai toujours travaillé à l'international, je connais la chaîne logistique tout comme le business international. Dans la période bouleversée que nous traversions, ces qualités ont servi.
De bout en bout, les retards se sont accumulés sur ce contrat...
L.H. : «Il faut tout de même admettre que rien n'était simple ces derniers mois sur la planète. Les échantillons qui devaient être livrés pour contrôle au ministère de la Défense, depuis l'usine que nous avions trouvée au Vietnam, ont été perdus par le transporteur. Il a fallu les renvoyer. Ensuite, nous assumons des retards dus à notre souhait de contrôler au plus près aussi bien la qualité des tissus employés pour la fabrication des masques que leur conditionnement en sachet et leur expédition par colis. 13.000 paquets à livrer à l'aéroport de Zaventem puis à la caserne de Peutie!
Avant leur interview au Luxemburger Wort, Brice Erniquin et Laurent Hericord ont fait la tournée des médias belges ces derniers jours. Sans sourciller, mais sans tout avouer. © PHOTO: Guy Jallay
B.E: «Vous parlez d'un contrat commercial, mais ça a été une aventure plutôt... Avec des rebondissements constants. Et une de nos fiertés est d'avoir pu assurer maintenir nos lignes de production alors que quotidiennement notre fournisseur recevait des offres plus alléchantes un jour d'un groupe de la grande distribution, ensuite une demande d'agents consulaires de différents pays. La Belgique a eu ses masques, et ça a été un combat pour en arriver là. Les retards sont minimes par rapport à la logistique qu'il a fallu mettre en action alors que la planète entière était à l'arrêt.
Notre première bonne intuition a été de trouver un producteur au Vietnam, pays qui n'a enregistré officiellement aucune victime du coronavirus, et donc pays dont l'industrie textile était mobilisée à 100% pour la fourniture des masques notamment.
Peu de concurrents pouvaient s'aligner
La livraison du dernier des 15 millions de masques a eu lieu le 7 juin dernier. L'Etat belge fait ses comptes et vous ne toucherez pas les 37,5 millions d'euros du contrat, au final.
L.H.: «Effectivement. L'adjudicateur détermine actuellement combien Avrox va toucher réellement. Il y a des pénalités à déduire (elles étaient stipulées dans le deal de départ) et des amendes. Celles-ci se montent à 2% du coût par quantités livrées en retard entre la première livraison du 24-25 mai (NDLR : 1,5 million de masques sur les 15 commandés) et la dernière qui a eu lieu le 6-7 juin dernier. Nous assumons la sanction.
Mais il faut bien avoir à l'esprit qu'Avrox n'a pas demandé la moindre avance sur ce marché. La société a assumé seule l'engagement de l'achat; peu de concurrents pouvaient s'aligner.
Justement, côté belge, de nombreux concurrents reprochent au ministre de la Défense, Philippe Goffin de ne pas avoir joué la carte nationale.
B.E. : «Déjà, au vu des quantités commandées et de l'urgence, il s'agissait d'un appel d'offres européen. Avrox a répondu en toute légalité, fournissant les pièces administratives indispensables. J'ajouterai que le ministre s'est expliqué de nous avoir choisi plutôt que de dire oui à certaines offres proposées par des partenaires belges. Déjà même à 2,50€/pièce, nous étions meilleur marché que beaucoup d'autres. Le pays a économisé 9 millions d'euros en nous prenant par rapport à des offres à 3€, pas négligeable...
Le ministre de la Défense, Philippe Goffin, l'a dit : "La Défense est lassée des critiques qui lui sont adressées". Il parlait de la gestion du contrat avec Avrox. © PHOTO: AFP
B.E. : «Déjà, au vu des quantités commandées et de l'urgence, il s'agissait d'un appel d'offres européen. Avrox a répondu en toute légalité, fournissant les pièces administratives indispensables. J'ajouterai que le ministre s'est expliqué de nous avoir choisi plutôt que de dire oui à certaines offres proposées par des partenaires belges. Déjà même à 2,50€/pièce, nous étions meilleur marché que beaucoup d'autres. Le pays a économisé 9 millions d'euros en nous prenant par rapport à des offres à 3€, pas négligeable...
Philippe Goffin a aussi expliqué que s'il avait choisi une des firmes belges qui proteste aujourd'hui la Belgique aurait reçu ses premiers masques pas en juin mais six semaines plus tard... Et puis, l'industrie textile n'était pas en mesure de produire autant toute seule; elle aurait fait appel à des manufactures en Tunisie.
Avrox signera-t-elle d'autres contrats pour des livraisons de masques?
L.H. : « Nous n'avons pas à rougir de ce que nous avons fait avec la Belgique. Tous les masques attendus sont maintenant dans les pharmacies pour distribution. Comme nous l'avons dit, nous sommes adaptables, alors pourquoi ne pas accepter une autre commande du même type. Nous serons même meilleurs car nous avons maintenant une (bonne) expérience.»
Questions sans réponses
Au mieux, fuyants. Au pire, muets... Il est des interrogations qui restent sans réponse précise auprès des dirigeants d'Avrox. A commencer par le nom de la société experte qui a analysé et validé la qualité des masques tissu. «Un grand laboratoire», se contente d'avancer Laurent Herricord. Un peu léger alors que l'on cherche à savoir comment, à défaut d'une labellisation CE, les protections (lavables à 30°) répondent -d'après Avrox- au règlement REACH et aux normes du label Oeko-tex. Même flou autour des précédents clients à qui la société luxembourgeoise a pu livrer, avant la Belgique, a minima 250.000 masques de protection. C'était là en effet une des conditions sine qua non pour décrocher le marché du ministère. «Nous ne sommes pas du genre à dénoncer nos clients!» rétorque juste l'actionnaire et administrateur de la société. Un mystère de plus.