Félix Eischen: «Il y a une différence entre ceux qui créent et ceux qui gèrent»
Félix Eischen, député CSV, vient clore notre série «Face aux députés». Celui qui réveilla le pays pendant sept ans en présentant la matinale de RTL, avant de faire un tour en télévision, puis de se consacrer aux assurances avec son épouse, nous livre son ressenti sur la francophonie au Luxembourg, mais également sur les mentalités et communautés du Grand-Duché.
© PHOTO: Anouk Antony
Propos recueillis par Jean Vayssières
Le français: langue pivot dans le travail au Luxembourg mais aussi langue en perte de vitesse parmi les Luxembourgeois. Avant les élections législatives d'octobre prochain, nous avons décidé d'interroger les députés sur leur rapport à la langue de Molière, à travers une série d'interviews que nous publierons régulièrement jusqu'à l'été.
Quel est votre rapport à la langue française et à la francophonie ?
À l'école, la langue française n'était pas ma favorite et je ne la pratiquais pas tellement. Aujourd'hui je fais de mon mieux, même si je la parle avec un accent luxembourgeois ! Je n'ai pas beaucoup d'attaches à la francophonie, mais j'ai, en revanche, une grande admiration pour la culture française, car j'adore sa philosophie et ses manières.
Quand je passe la frontière française -ce que je fais assez souvent-, je constate une certaine manière d'être: pas trop organisée, pas trop stricte, à l'inverse de la culture allemande. J'adore passer dans les villages, dans l'Alsace et dans le sud, et j'apprécie cette mentalité qui, pour moi luxembourgeois, est très accueillante. Après, si je venais d'ailleurs, les choses seraient peut-être différentes !
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C'est une culture formidable, des paysages formidables, et une gastronomie... je n'en parle même pas ! Et puis il y a la musique française, que j'ai découverte lorsque j'étais animateur radio: même si je ne parle pas bien la langue, je trouve que c'est la plus belle du monde. C'est une mélodie. J'adore écouter la radio française: je suis un fan de France Info, qui informe très bien. Au Luxembourg, les radios d'info en continu comme celle-ci n'existent pas.
Je suis un grand fan de Michel Sardou, de Charles Aznavour et d'Yves Montand ; je sais, c'est vieux jeu ! Axelle Red aussi, même si c'est une Belge. Les textes de Francis Cabrel sont géniaux, également.
Avez-vous en mémoire un livre français qui vous aurait marqué ?
C'est difficile à dire, je lis plutôt les journaux et l'actualité que la littérature, même si j'ai dû lire quelques classiques quand j'étais jeune. Je me souviens avoir eu une discussion, un jour, avec mon prof de français. Je lui ai dit: «Ecoutez monsieur, vous nous initiez à la littérature, et on doit s'attacher à des choses qui ont été pensées il y a des années, des décennies ou des siècles... Pourquoi on ne développe pas nos propres pensées ? Il y a un littéraire, un philosophe, en chacun d'entre nous. Il n'a peut-être juste pas le temps, ou les moyens, de tout mettre sur papier».
On reste toujours sur les anciens, et on doit répéter leurs propos. Ma fille aînée passe le bac, et ils ont encore le «Faust» de Goethe. On l'avait déjà il y a 50 ans ! Je ne me suis jamais vraiment investi dans la littérature française, je l'avoue. Je consulte beaucoup Le Figaro, Le Monde parfois, dans leurs versions numériques, et j'écoute France Info.
Qu'en est-il des films français ?
Je ne suis pas trop cinéphile... le dernier film que j'ai vu, c'est «Le plus beau métier du monde» avec Gérard Depardieu. C'est un film qui date de 1996. Quoi d'autre ? «Bienvenue chez les Ch'tis» évidemment, et puis Louis de Funès, bien entendu, je suis un grand fan; c'est un grand artiste de cinéma, je crois que j'ai vu tous ses films mille fois et que je pourrais toujours les revoir.
Dans votre réflexion de député, quelle place accordez-vous aux résidents étrangers ?
Une place entière. Selon moi, si le Luxembourg est tel qu'il est aujourd'hui, c'est grâce à toute sa population, et en partie aux étrangers. Je suis tout à fait en faveur du multiculturalisme: ça fait partie de l'ensemble, ça fait partie de nous, de nos gènes. Pour moi, il n'y a pas d'étrangers. Nous sommes un groupe, que l'on appelle les Luxembourgeois.
Je suis d'avis que l'intégration se fait par la langue. J'ai un peu de mal avec les gens qui restent des années et des années ici, sans parler un seul mot de luxembourgeois. Je trouve cela un peu triste, car ils ratent beaucoup de choses, notamment sur le plan culturel. Nous, les Luxembourgeois, quand on nous approche, on parle dans la langue de notre interlocuteur !
Je suis marié avec une fille portugaise. Elle est née au Portugal et est venue au Luxembourg à l'âge de trois ans; elle parle le luxembourgeois, bien évidemment, et nous le parlons entre nous. Sa sœur aînée, elle, avait déjà 15 ans lorsqu'elle est venue. Elle est restée pendant 30 ans, puis est retournée au Portugal avec sa famille, sans avoir parlé un mot de luxembourgeois: ils sont restés entre eux.
Mes beaux-parents sont venus à 40 ans, ont travaillé 20 ans ici, puis sont repartis: aucun mot de luxembourgeois non plus. La communauté portugaise est une grande communauté, très active, alors ils sont restés dedans... Mais ils étaient très gentils, c'est une culture que j'adore !
Voulez-vous dire qu'il existerait une sorte de communautarisme au Luxembourg, qui serait néfaste à la cohésion sociale ?
Non, non, ce n'est pas un mal. Je suis d'avis qu'il faudrait offrir des cours de langue luxembourgeoise, gratuitement, partout dans le pays, dans les communautés. Il ne faut pas freiner les autres cultures, portugaise, française ou quoi que ce soit. Elles font partie de nos gènes, mais pour qu'on puisse mieux s'entretenir, il faudrait essayer d’introduire la langue luxembourgeoise au sein des communautés étrangères.
Qu'avez-vous pensé du résultat du référendum de 2015 sur le vote de étrangers ?
C'était un test du nouveau gouvernement, pour voir ce qu'il pouvait se permettre de faire, mais la population ne s'est pas laissé instrumentaliser. Ça a témoigné d'un manque de communication entre le gouvernement et l’opposition: ils ont vraiment forcé et insisté sur le sujet, bien que beaucoup de gens leur aient dit à l'époque: «Vous allez vous casser la gueule, ça ne se passera pas bien». J'ai été assez surpris de les voir insister, malgré tout, avec confiance; c'était peut-être de la naïveté de leur part.
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Il était certain, déjà à l'avance, que le résultat serait négatif ; peut-être pas au point d'atteindre un rapport 80% /20%, mais tout de même. On a eu peur de faire naître une grande discussion sur le nationalisme, qui n'a pas trop de place ici chez nous: le Luxembourg existe grâce au multiculturalisme, au foisonnement des gens et des idées. On a eu peur que le fait de poser cette question aux gens fasse émerger chez eux des questionnements de ce genre.
Il faudrait laisser entrer les gens dans le processus de décision politique. On a trouvé la solution avec la double nationalité: si un résident du Luxembourg est intéressé par le fonctionnement politique, il peut opter pour cette possibilité, qui lui permet également de montrer son intérêt pour le Luxembourg. Le désir d'intégration, il faut le montrer un petit peu ! Pour les législatives, dire simplement «allez hop, tout le monde participe», ce serait un peu trop facile. Pour les communales, c'est possible.
Au Luxembourg, il y a une forte différence entre ceux qui créent et ceux qui gèrent. La plus-value de ce pays est créée par le non-Luxembourgeois. Dans le secteur privé, il a plus de rage, alors il crée. Le Luxembourgeois, lui, il gère. J'aimerais bien que l'on mélange un peu tout cela.
Beaucoup de Luxembourgeois vont travailler dans la fonction publique, qui est bien rémunérée. La mentalité luxembourgeoise est ainsi faite: les parents disent à leurs enfants «tu n'as pas besoin de te salir les mains, nous nous avons dû le faire en tant que génération d'après-guerre, mais toi, va faire des études et te mettre en col blanc»...
Quand le Luxembourg comptera près d'un million d'habitants, vers 2060, il comptera aussi environ 350.000 travailleurs frontaliers, selon les projections du Statec et de la Fondation Idea. Est-ce pour vous plutôt une richesse ou un défi pour le pays ?
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C'est les deux, mais c'est surtout un défi: la situation du trafic et les grands problèmes de logement seront les grands sujets de l'élection d'octobre. J'ai des difficultés à m'imaginer 400.000 frontaliers au lieu de 200.000, et si l'on continue comme ça, je pense même que ça arrivera avant 2060. On a des problèmes. Il faudrait développer une économie qui se concentre plus sur le développement de plus-values, non pas sur celui des grandes entreprises, qui nécessite beaucoup de ressources humaines.
Pour ce faire, il nous faut une éducation adaptée. Que les gens d'ici puissent garantir les nécessités, qu'on ait moins de demande et d'obligation de travail avec les frontaliers, que l'on soit plus indépendants vis-à-vis d'eux. Il faut trouver des solutions: plus de moyens de transport, comme un monorail ou une autoroute, ou des parkings aux frontières...
Concernant les logements, une grande responsabilité incombe aux communes, qui doivent proposer des logements abordables. Dans ma commune, à Kehlen, nous venons de signer une convention avec la Société Nationale des Habitations à Bon Marché (SNHBM) pour un projet d'envergure, avec la mise en place de 800 unités dans les quinze ans à venir. Ça semble beaucoup, mais sur la période entière, cela représente moins de 60 unités par an. Et le Luxembourg a besoin de 6.000 unités par an !
Vous avez été journaliste chez RTL avant d'entrer à la Chambre. Comment et pourquoi passe-t-on du monde médiatique au monde politique ?
Ça va assez vite ! Lorsque vous travaillez dans les médias, vous vous devez de vous intéresser à beaucoup de choses. En une seule journée, vous faites une interview avec un jardinier, un politique, un agriculteur et un sportif, alors vous devez vous investir un peu, en faisant des recherches, puisque vous êtes intéressé par les personnes que vous interrogez: ce qu'ils font, leurs problèmes, leurs désirs... Et la politique est-elle réellement autre chose ? Pas forcément !
Certes, on vote des lois, mais avant le vote ? Vous devez écouter ce que disent les gens, comprendre ce qui est nécessaire, ce qui est bon ou ne l'est pas; et cette expérience, tout ce que vous avez entendu et débattu, vous allez la réutiliser dans les commissions. Cela vous permet d'intervenir, de dire aux autres: «Ecoutez, j'ai entendu certaines choses, il faudrait faire attention à telles choses», etc.
Quand on vient du monde médiatique, on a également un réseau: si je veux savoir quelque chose, je sais où je peux téléphoner, c'est sûr. Et puisque les gens vous connaissent, vous pouvez les approcher plus vite. Au téléphone, on vous dit:«Ah oui, c'est vous, d'accord, qu'est-ce que vous voulez savoir ?». C'est un avantage.
Pourquoi avoir choisi d'adhérer au CSV, non à un autre parti ?
Dans l'acronyme «CSV», il y a plusieurs termes. Le «S», c'est le «Social». Mais le «C», le «Chrétien», c'est la base chrétienne, et c'est ce qui est le plus important pour moi. C'est le christianisme, l'Église, mais de façon distante: c'est surtout l'importance du respect de l'autre, une approche très humaniste et plutôt indépendante d'une Église, quelle qu'elle soit. Ce «C» ne fait pas concrètement intervenir l'Église, des gens de toutes confessions peuvent venir au parti.
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Pendant notre période d’opposition, nous avons rajeuni le CSV et recomposé nos gènes. Nous avons beaucoup discuté de l'identité du parti: d'où vient-il ? que veut-il ? que représente-t-il ? Ce n'est pas du pur socialisme, pour qui l'État domine, ni du communisme, ni Les verts, avec leur idéologie particulière -il en faut, de l'écologie !- , ou même le DP, qui est pour moi un parti purement économiste, qui voit les choses au travers de sa calculatrice. Je ne me serais pas retrouvé au DP. Même si beaucoup de gens, dans tous les partis, travaillent très bien et sont très engagés !
Vous êtes également associé d'une agence d'assurance depuis 2008 ; n'est-il pas ardu, par moment, de concilier votre rôle politique et votre emploi dans le privé ?
Je suis agent d’assurance depuis 1984. Mon père était paysan, puis il a dirigé une petite agence, que j'ai reprise au début des années 1990. À partir de 1995, mon épouse a emprunté un chemin plus professionnel, et j'ai fini par la rejoindre, car elle avait besoin de quelqu'un. J'ai donc repassé des examens, en 2008, pour obtenir un agrément d'assureur principal, puis suis devenu associé au sein de son agence.
Pour l'instant, je ne suis plus actif dans les assurances: je suis déjà bourgmestre, député... je vois encore quelques clients, notamment des paysans, puisque je viens de ce secteur, mais je ne suis plus vraiment dans le business.
Quelles sont vos ambitions pour 2018 et les années à venir ?
Le temps pendant lequel je vais encore rester en politique ne dépend pas de moi, même si j'aimerais pouvoir prendre moi-même la décision d'arrêter quand je le voudrai, comme je l'ai fait chez RTL dans le temps ! Je sais d'ailleurs déjà quand je quitterai la vie politique. Pour l'heure, j'espère être réélu, mais je veux avant tout que mon parti soit de nouveau en position de pouvoir entrer au gouvernement. Et si je peux l'aider à atteindre cet objectif, je le ferai.