Fiscalité: les familles monoparentales ont la tête sous l'eau
Pourquoi les familles monoparentales luxembourgeoises comptent-elles parmi les plus précaires de l'Union européenne ? Pour Nuria Iturralde, du Collectif Monoparental pour la justice fiscale, tout est question de fiscalité -la classe d'impôts 1A est dans son viseur-, mais également de place des femmes dans la société.
Au Luxembourg, sur 10 parents de familles monoparentales, 8 sont des femmes. © PHOTO: Shutterstock
Par Jean Vayssières
Au jour le jour, les familles monoparentales, «c'est surtout une question d'organisation. Amener les enfants à l'école, retourner les chercher, etc... on est une personne à tout faire: maison, enfants, ménage, tout. Les écoles ferment à 16h et les structures d'accueil à 18h30, voire 19h au maximum. Quand on sort du travail à 18h, avec les bouchons, c'est impossible d'arriver à temps. Et encore, je parle de travail de bureau, mais c'est encore plus dur quand on est dans la restauration ou que l'on fait des ménages...»
C'est ainsi que Nuria Iturralde, juriste et membre du Collectif Monoparental, qui lutte pour l'abolition de «l'injustice fiscale dont sont victimes les familles monoparentales», décrit son quotidien. Elle était, en juin 2018, à la Kulturfabrik d'Esch-sur-Alzette, où un café-débat sur le thème de la monoparentalité était organisé par le LISER en présence de la ministre de la Famille, Corinne Cahen.
Anik Raskin, chargée de direction au Conseil National des Femmes du Luxembourg (CNFL), y participait également. Elle et Nuria Iturralde partagent un point de vue commun, voulant que de nombreuses pressions pèsent sur les épaules de familles monoparentales, constituées à 80% de femmes «car la garde des enfants leur est traditionnellement accordée».
Des pressions qui ont pour source, entre autres, une certaine forme de discrimination envers les femmes et une composition familiale socialement considérée comme anormale.
«Au Luxembourg, l'ascenseur social ne fonctionne pas»
Pour Nuria Iturralde, comme pour les autres membres de son collectif, l'argent, et particulièrement la fiscalité, sont à la base de tous les soucis qui pèsent sur ces familles. Des budgets plus larges permettraient aux parents de minimiser leurs problèmes d'organisation, en engageant des nourrices par exemple.
Ce 5 juillet, cependant, a été annoncée une mesure qui permettra peut-être aux parents de familles monoparentales de soulager quelque peu leur quotidien: à partir de 2019, des mini-crèches, qui pourront accueillir jusqu’à 11 enfants de 0 à 12 ans, ouvriront de 5 heures du matin à 23 heures dans tout le Luxembourg.
Nuria Iturralde, juriste et membre du Collectif Monoparental, a déposé en 2016 une pétition demandant «l'octroi de la classe d'impôt 2 aux familles monoparentales». © PHOTO: Nuria Iturralde
Au-delà du calvaire des parents, la situation précaire des familles monoparentales est très néfaste, selon la juriste, pour les enfants eux-mêmes. Ces derniers, par manque d'argent, ont accès à moins d'opportunités: de moins bonnes écoles et universités, moins d'activités extrascolaires, moins de loisirs... et un certain manque affectif, causé par les absences fréquentes de leur parent.
De plus, des problèmes d'argent découlent les soucis de logement, car il n'est pas donné de se loger au Luxembourg. Il s'agit d'un point essentiel pour la membre du Collectif: «la question du logement doit être abordée, car elle ne concerne pas uniquement les familles monoparentales», rapporte-t-elle. «C'est la première chose à résoudre dans un budget».
Nombre de participantes au café-débat de juin mentionnaient, ce jour-là, des cas de mères devant dormir dans leur salon pour laisser leur chambre à leurs enfants.
Sans compter cette femme qui témoignait, pantelante, avoir dû refuser un emploi de nuit pour pouvoir s'occuper de ses enfants, ce qui eut pour conséquence la perte de son chômage et de son logement, prémices d'une sombre période de dépression, jusqu'à une tentative de suicide.
Argent, logement, manque d'opportunités... autant de facteurs qui joueront en la défaveur des enfants une fois l'âge adulte atteint. «Ce que l'État taxe en plus, c'est de l'argent que n'aura pas ma fille», déplore Nuria Iturralde. «Au Luxembourg, l'ascenseur social ne fonctionne pas: les enfants de milieux pauvres ou modestes ne peuvent pas évoluer, malgré le travail et les efforts. Pourtant, ils sont l'avenir du pays».
«L'État porte un jugement moral et y attache des conséquences»
Les familles monoparentales, également appelées «isolés avec enfants» -terme qui fait grincer des dents Nuria Iturralde-, sont regroupées dans la classe d'impôts 1A, accusée de surtaxation, là où les couples non séparés demeurent en classe 2.
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«Le but de la classe 2 est de protéger la famille. Alors pourquoi pas les familles monoparentales ?» s'interroge la juriste. «L'État porte un jugement moral et y attache des conséquences, en ne les considérant pas comme de vraies familles. Ce que l'on doit préserver, c'est les enfants et le principe de famille, pas un modèle de relation en particulier».
«D'autres formes de famille existent: en fonder une, c'est prendre le risque de se séparer, ce qui est tout sauf anormal. Nous devons assumer cela et lever le tabou: normaliser, pas stigmatiser», conclut-elle.
Puisqu'il est ardu pour une personne seule de joindre les deux bouts tout en s'occupant d'un enfant, «l'existence de la classe 1A est un mauvais message envoyé aux femmes: cela sous-entend qu'elles sont obligées d'avoir un mari. Moi, je ne veux pas rester avec quelqu'un pour pouvoir mener une vie digne, mais parce que je l'aime et que j'en ai envie».
«Il n'y a aucune volonté de solutionner la situation de la part du gouvernement»
Pour Nuria Iturralde, la solution n'est pas si loin: il s'agirait d'octroyer la classe d'impôts 2 aux familles monoparentales, pour les mettre dans le même sac que les couples avec enfants et réduire par là même leur taux d'imposition, tout en modifiant les abattements fiscaux qui leur sont accordés afin de les aider à sortir la tête de l'eau.
Mais pour ce faire, il faut que la classe politique se penche sur le problème. Or, «il n'y a aucune volonté de solutionner la situation de la part du gouvernement», regrette la juriste.
Pour Nuria Iturralde, «le taux de pauvreté au Luxembourg n'est pas cohérent avec la situation économique du pays. C'est une honte.» © PHOTO: Graphique: LISER
«C'est une question de priorités. L'État s'acharne sur des gens qui sont déjà en situation de vulnérabilité. En 2017, Xavier Bettel a signé, à Taormine en Italie, un document intitulé "Feuille de Route du G7 pour un environnement économique respectant l'égalité entre les sexes". À son retour, nous l'avons interpellé pour lui dire qu'il pouvait agir ici, sur son propre territoire, mais il n'a pas donné de réponse. Pour résoudre les problèmes, il faut plus de volonté politique».
Nuria Iturralde fut également à l'origine, en 2016, de la pétition ordinaire numéro 729, qui demandait «l'octroi de la classe d'impôt 2 aux familles monoparentales», avant d'être clôturée début 2017.
Reste le ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Économie sociale et solidaire, Nicolas Schmit, qui le 19 juin dernier annonçait à l'antenne de RTL la nécessité de supprimer «cette classe d'impôt innommable». Il a poursuivi sa prise de position plus tard au cours du mois de juillet, dans les pages du Quotidien, en dénonçant à nouveau une «classe 1A injuste».
La classe d'impôts 1A pointée du doigt
Au Luxembourg, 45% des familles monoparentales vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre 33% en moyenne au sein de l'Union européenne, selon les chiffres EU-SILC de 2016. Une situation inquiétante, au vu du nombre croissant de divorces prononcés au Grand-Duché: 1.241 en 2016, contre 1.074 seulement en 2012, après un pic de 1.453 en 2014, selon le Statec.
Pourquoi une différence si marquée entre le Luxembourg et ses voisins européens ? À en croire un document du Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER), il est impossible de la justifier par une éventuelle précarité de l'emploi chez les familles monoparentales.
Il s'avère que 79% des adultes au sein de ces familles ont un emploi, contre 81% pour l'ensemble des adultes avec enfants. En parallèle, 20% d'entre eux travaillent à temps partiel, contre 22% des autres. Ces chiffres, quasiment similaires, ne peuvent prétendre participer à la précarisation d'un modèle familial par rapport à un autre.
Pour le Collectif Monoparental, la source du fardeau qui pèse sur ces foyers n'est autre que l'argent, dont le manque est à la source de ce cercle vicieux. Plus précisément, s'il s'agirait pour les plus pauvres d'un problème de revenus, c'est en réalité la fiscalité qui mettrait à mal la majorité des ménages monoparentaux.
Lorsqu'elles gagnent entre 22.500 et 87.000 euros par an, les familles concernées par la classe 1A sont bien plus taxées que celles de la classe 2. © PHOTO: Graphique: LISER
Car les familles monoparentales sont rangées dans la classe d'impôts 1A, aux côtés des veuves et veufs. Or, comme le montrent des chiffres 2017 de la Confédération Générale de la Fonction Publique (CGFP), les individus appartenant à cette classe, pour peu que leurs revenus se situent entre 22.500€ et 87.000€ par an, sont énormément plus taxés que ceux de la classe 2, qui comprend les couples avec enfants.
Il s'avère que la majorité des foyers monoparentaux se situent dans cette tranche de revenus. Selon Nuria Iturralde, «cette fiscalité est peu effective pour celles qui ont déjà peu d'argent: elle n'aura alors une influence que de 100 ou 200 euros. Mais au-delà de 2.500€ bruts mensuels, elle devient pénalisante. Si l'État prend tout ce qu'on gagne au-delà de 30.000 euros par an, pourquoi s'ennuyer pour trouver un travail bien payé ?»
«On ne peut pas résoudre tous les problèmes avec de la charité»
«La classe 1A a été créée pour donner des avantages aux couples séparés et alléger leur charge fiscale», poursuit la membre du collectif. «Mais elle est devenue défavorable au fil du temps. Autrefois, les femmes travaillaient moins: il s'agissait de leur donner un peu d'argent», rappelle-t-elle, avant d'expliquer qu’injecter simplement de nouvelles subventions ne serait qu'appliquer un pansement sur une jambe de bois.
«Il ne faut pas créer de nouvelles subventions, mais modifier la fiscalité existante. Ne pas donner de l'argent en aval, mais en perdre moins en amont. On ne peut pas résoudre tous les problèmes avec de la charité, même si cela pourrait, éventuellement, venir en aide aux très faibles revenus».
La juriste propose également une réforme des abattements fiscaux auxquels sont sujettes les familles luxembourgeoises. Pour l'heure, les couples luxembourgeois peuvent bénéficier de 4.500 euros d'abattement fiscal extra-professionnel.
«Il faut faire de la discrimination positive», avance-t-elle. «Actuellement, les abattements dépendent du nombre de personnes dans le ménage, ce qui avantage évidemment les couples et sanctionne les parents seuls. Pourquoi ne pas les modifier, pour faire en sorte, par exemple, qu'ils se basent sur les dépenses effectives des ménages ?»
Les familles monoparentales, si elles ne bénéficient pas de l'abattement extra-professionnel de 4.500 euros, peuvent toutefois prétendre au crédit d'impôt monoparental (CIM).
Ce dernier, qui contrairement à l'abattement extra-professionnel n'est pas un abattement fiscal, s'élève à 1.500 euros par an et «est accordé sur demande aux contribuables résidents et non-résidents assimilés, rangés en classe d'impôt 1A, à condition d’avoir dans leur ménage fiscal au moins un enfant qui déclenche la modération d'impôt pour enfant». Les deux parents partageant une habitation commune avec leur enfant ne peuvent toutefois pas prétendre le recevoir.
En outre, il est «à diminuer de 50% du montant des allocations de toute nature dont bénéficie l’enfant, dans la mesure où elles dépassent respectivement le montant annuel de 2.208 euros ou le montant mensuel de 184 euros».