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Société

«Interdire la mendicité à Luxembourg ne nous fera pas disparaître»

Suite à l'adoption de l'article 42 du règlement de la police de Luxembourg d'interdire toute mendicité au centre-ville, Virgule est parti à la rencontre de ces sans-grade. Que comptent-ils désormais faire? À cette question, une seule réponse: continuer de survivre.

Istvan et Ferenc: «Est-ce qu'on retournera un jour en Hongrie? Oui, si on gagne à l'Euromillions.»

Istvan et Ferenc: «Est-ce qu'on retournera un jour en Hongrie? Oui, si on gagne à l'Euromillions.» © PHOTO: Gerry Huberty

Journaliste

L'argent n'a pas d'odeur. La misère, si. Âcre, elle titille les narines et s'accompagne, parfois, d'effluves d'alcool et d'urine. Un bouquet de senteurs déconseillé aux nez délicats. Un pas de côté et une rotation de tête suffisent à s'en prémunir. Sans ce réflexe, quasi pavlovien, et dans un effet miroir, l'imprudent tomberait nez à nez avec son pire cauchemar: le sans-abri.

Lire aussi :Le conseil communal de la capitale affiche ses désaccords sur la mendicité

Pour éviter ce genre de désagréments à ses administrés, le conseil communal de la ville de Luxembourg a adopté, lundi 27 mars, la modification du règlement général de sa police. Si l'article 41 interdisait déjà la «mendicité organisée», l'article 42 va désormais plus loin: «Dans l'intérêt de la sécurité et de l'hygiène publiques, toute autre forme de mendicité est interdite du lundi au dimanche et entre 7 et 22 heures.» Sans doute une question de bruits et d'odeurs.

Mercredi 29 mars, avenue Victor Hugo. Devant la supérette, Sofia* est assise en tailleur sur son sac à dos. Originaire de Slobozia, localité située à 120 km à l'est de Bucarest, elle s'inquiète: «C'est vrai ce qui est écrit dans le journal? On ne pourra plus rester ici à Luxembourg? Mais pourquoi? Ce qu'on dit, vous savez, c'est faux. Il n'y a pas de bande organisée. Je vous jure, il n'y a rien d'organisé!» Puis, le doigt pointé vers son gobelet vide, elle ajoute : «Et même si c'était le cas, je vous assure que ce n'est pas avec ce qu'on gagne qu'on deviendrait riche...»

Une amie m'a dit de venir ici. Elle m'a expliqué qu'on allait me donner de l'argent et des habits
Sofia (Sans-abri roumaine)

Quand on lui demande si elle est rom, sa réponse fuse: «Non, non, je ne suis pas rom. Je suis Roumaine, hein? Roumaine!» Un Hongrois - du moins présenté comme tel - d'une trentaine d'années lui fait signe de se taire. Sûre de son fait, Sofia déroule son histoire. Pour elle, rejoindre le Grand-Duché, c'était comme partir à la conquête de l'Ouest. «Au pays, je faisais des ménages et je ne gagnais presque rien (Ndlr: En 2011, le salaire annuel moyen en Roumanie était de 5.700 euros). Une amie m'a dit de venir ici. Elle m'a expliqué qu'on allait me donner de l'argent et des habits...»

Bus, douche et signe de croix

Dans l'absolu, sa copine ne lui a pas menti, le butin n'étant juste pas à la hauteur de ses espérances. Sur les bords de l'Ialomita, Sofia y retourne «tous les quatre, cinq mois, durant deux, trois semaines». Pour voir ses enfants: Mario (16 ans), Dennis (12), Anastasia (10) et Aiam (8). «Je leur apporte des vêtements que je reçois de la Croix-Rouge», raconte celle dont l'aller-retour, en bus, d'une durée de 17h lui revient à 130, 150 euros. Soit l'équivalent, dit-elle, de dix jours de manche. «J'aurais aimé y retourner pour Pâques, mais je ne peux pas... Ça fera cinq mois que je ne les ai pas vus...»

Selon un recensement des autorités, la ville de Luxembourg compterait 197 sans-abri.

Selon un recensement des autorités, la ville de Luxembourg compterait 197 sans-abri. © PHOTO: Gerry Huberty

Le corps de Sofia porte les stigmates d'une vie d'errance. Les traits de son visage lui donnent l'impression d'avoir atteint l'âge de la retraite (avec ou sans réforme). «J'ai 40 ans...». Son voile multicolore couvre en partie une chevelure huileuse, poivre et sel. De temps à autre, elle pousse les portes du centre de relaxation aquatique «Badanstalt», rue des Bains. «Pour 2,50 euros, on nous autorise à prendre une douche. J'y vais une fois par semaine...»

Comme tous les autres mendiants croisés, Sofia ne fréquente pas les foyers. «C'est dangereux...» Alors, à la nuit tombée, elle dit aller se réfugier dans une rue à proximité de la gare. «Dans un petit parking». Seule? «Oui», murmure-t-elle tout en jetant un regard vers le «Hongrois». Si la «sécurité» est l'un des arguments présentés par la ville de Luxembourg pour justifier cette réforme du règlement de sa police, qu'en est-il de sa propre sécurité?

«Non, je ne me suis jamais fait agresser», dit-elle en faisant le signe de croix. «Heureusement, les policiers sont très gentils. Bon, s'ils me disent de dégager, je m'en vais, je ne leur en veux pas, ils ne font qu'obéir aux ordres. Mais moi, j'aime les policiers. Vraiment, j'aime les policiers.» Sofia répète cela comme un mantra qui ne lui évitera sans doute pas d'être prochainement expulsée du centre-ville. «Mais où je vais aller? Si je ne peux pas rester ici, c'est comme si on me demandait de quitter le pays...»

Je vais aller au soleil. Non, je plaisante. J'irai juste de l'autre côté de la frontière. En France...
Sandro (Hongrois)

À l'intersection de la rue des Capucins et de la Grand-Rue, un homme est assis, un carton posé en équilibre devant lui, avec cette inscription: «Une pièce pour aider.» Sandro (42 ans) ne maîtrise pas le français. Ce Hongrois, originaire d'Eger, vit au Luxembourg depuis 2018. Pas très disert, il se contentera d'une formule résumant l'opinion générale des sans-abris de la capitale: «Avec cette interdiction, c'est la merde... Je n'ai plus qu'à partir.» Quand on lui demande quel pourrait être son prochain point de chute, il s'amuse: «Je vais aller au soleil. Non, je plaisante. J'irai juste de l'autre côté de la frontière. En France...»

Avenue de la Porte-Neuve. Attablé en terrasse à proximité des portes d'entrée du supermarché Alima, Gino déguste son croissant au beurre et son cappuccino. Fils d'immigré italien, l'homme d'une soixantaine d'années désigne un vieillard assis à sa gauche. «Ce genre de gars, ils squattent au pied des entrées des immeubles. Et avec leurs cartons, ils font un de ces boucans...» À sa parole, il allie le geste et semble vouloir chasser une mouche invisible.

Caddie, Coca et «sans-dent»

Sous son bonnet blanc informe, l'individu en question ne perd pas une miette de la discussion. Un regard de travers et un rictus de la bouche suffisent à marquer sa réprobation. Son agacement. On s'approche, contourne le caddie rempli à ras-la-gueule de sacs plastiques bourrés de serviettes, de boissons gazeuses et d'autres produits improbables, et tente de nouer la conversation. On lui explique faire un reportage sur les sans-abris. En luxembourgeois, il s'adresse à Gerry, le photographe: «Mais moi, je ne suis pas un sans-abri.»

Pour couper court, il range la monnaie préparée pour régler son café allongé - qu'il ne boira pas - et se dresse soudain sur ses jambes chancelantes. Ses écouteurs placés dans le creux de ses oreilles laissent échapper le fameux générique de RTL. Un sourire barre le visage de ce «sans-dent» qui s'en va pousser son chariot. Quelques instants plus tard, on le retrouvera place d'Armes. À faire la manche...

Caravane, carte de sécu et P+R

Avenue de la Porte-Neuve. Istvan et Ferenc ne tendent pas la main. Quadragénaires, ces deux Hongrois, originaires de Budapest, se trouvent au Grand-Duché depuis 2016. Anorak gris bleu de montagnard sur le dos, Istvan sort de son portefeuille sa carte de sécurité sociale... luxembourgeoise. Ferenc montre la sienne. Ont-ils une adresse? «Non, mais on a une boîte postale à l'épicerie sociale de la Croix-Rouge», explique Istvan tout en confiant ne pas être totalement à la rue. «On loge dans une caravane, sur le P+R à Beggen. Avant, on dormait dans notre Volkswagen Transporter avec lequel on est venu de Hongrie, mais il n'a pas passé le dernier contrôle technique...»

Arrivés au Luxembourg dans la force de l'âge, qu'est-ce qui les a empêchés de s'intégrer? «J'ai essayé de trouver du travail, je suis allé voir dans les restaurants, même pour faire plongeur, mais on me disait que ça n'allait pas, que je ne parlais pas français», jure Istvan qui assure ne pas avoir eu la possibilité de suivre des cours de langue.

Dreadlocks, barbe imposante et piercing à la lèvre, Ferenc, lui, ne fait guère semblant: «Je n'ai jamais travaillé de ma vie et ça ne m'intéresse pas. Je gagne mieux ma vie ici en faisant la manche qu'en travaillant en Hongrie...» D'allures sympathiques, que pensent les deux hommes de la sécurité en ville? «C'est vrai, certains mendiants sont agressifs, mais ce sont les roms. Ils s'accrochent à vous tant que vous n'avez rien donné. Mais bon, j'ai cru comprendre qu'ils venaient de quitter le centre-ville pour aller du côté d'Ettelbruck...»

Pendant qu'une jeune femme se penche pour déposer une pièce dans le gobelet, une autre, la soixantaine, s'approche des deux hommes et leur demande: «Excusez-moi, ce sont des vitamines, je peux vous en donner?» D'un «oui», Ferenc accepte et voit Monique tendre sa main pour nourrir les deux... chiens allongés sur la couverture. Après s'être un peu reculée, la dame explique son geste: «Sérieusement, ils n'ont déjà pas de quoi se nourrir, comment font-ils pour donner à manger à leurs chiens?», dit-elle sans avoir remarqué la boite de croquettes posée à côté d'un sandwich que le chiot ne cesse de lécher. «En plus, pour être aussi calmes, sans bouger, les chiens doivent être sous tranquillisants. Pour moi, c'est intolérable, je suis contre l'exploitation animale!»

J'ai reçu un recommandé et dois aller chercher un courrier à la Poste. J'attends qu'un ami rentre de vacances, il ira à ma place. Moi, j'ai trop peur...
Monique (Une résidente de Luxembourg)

Aiguillée sur les mesures prises par la ville de Luxembourg, Monique s'en félicite: «Je me promène souvent et, parfois, c'est vrai qu'on se fait insulter par des mendiants si on ne donne rien... Il devrait y avoir un service spécifique pour assurer la sécurité et si jamais l'un d'eux se comporte mal, hop dehors!» Cette ancienne commerçante dit ne pas s'aventurer près de la gare. «J'ai reçu un recommandé et dois aller chercher un courrier à la Poste. J'attends qu'un ami rentre de vacances, il ira à ma place. Moi, j'ai trop peur...»

La peur, comme la colère, serait-elle mauvaise conseillère? C'est ce que semble croire ce sans-abri luxembourgeois d'une trentaine d'années, croisé illico presto avenue Victor-Hugo. «Interdire la mendicité ne nous fera pas disparaître. On devra continuer de survivre. Cette interdiction risque d'entraîner une augmentation de la criminalité. Et notamment les vols...»

Réflexion faite, Monique s'interroge: «C'est vrai que certains SDF sont là depuis des années et n'ont jamais dérangé personne. Peut-être aussi qu'on leur ferme peut-être trop vite la porte... Et puis, quoi que l'on fasse, il y aura toujours de la mendicité. Cette action de la ville, c'est peut-être un cache-misère...»

* A sa demande («mes enfants, depuis la Roumanie, regardent internet»), le prénom a été modifié.

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