«L'enjeu est financier»
Philippe Poirier*, enseignant-chercheur en science politique et titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg, revient dans un entretien sur les nouvelles conventions signées avec six communautés religieuses du pays.
Philippe Poirier © PHOTO: Serge Waldbillig
INTERVIEW: MARC VANACKER
Philippe Poirier*, enseignant-chercheur en science politique et titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg, revient dans un entretien sur les nouvelles conventions signées avec six communautés religieuses du pays.
Monsieur Poirier, le gouvernement vient de signer des conventions avec six communautés religieuses. Il s'agit d'un principe pourtant ancien.
En effet. Les origines des conventions remontent à l'époque où le Luxembourg était encore un département de forêt pendant la période révolutionnaire où Napoléon Ier, devenant empereur, a établi le Concordat. Beaucoup d'éléments de ce concordat sont restés dans la législation luxembourgeoise et ont été repris peu ou prou dans la Constitution luxembourgeoise de 1848, dans celle de 1856 et celle l’actuelle de 1868. Pourtant, les premières conventions ne vont être signées que très tardivement, à savoir en 1982.
Comment l'expliquer?
A cause du conflit existant, entre d’un côté le bloc des partis de gauche et la principale religion du pays, le catholicisme. Ensuite, les chrétiens-sociaux n’ont pas été capables entre 1945 et 1982 de trouver un accord avec leur partenaire de coalition pour signer les conventions. La première convention n’a d’ailleurs pas été signée avec les catholiques mais avec le culte protestant.
Il faut après encore attendre jusqu'en 1998 avant que l'Eglise catholique et le culte israélite aient leur convention.
Pourquoi avoir gardé ce système des conventions, d'autant plus que le gouvernement voulait marquer une vraie rupture avec les relations entre Etat et Eglises?
Il y trois raisons à cela. Tout d'abord, c’était le compromis, le consensus trouvé à l'époque. Chacun a trouvé sa position. On ne va donc pas activer les tensions qui existent entre un monde laïc et un monde qui est attaché aux religions. Ce système des conventions vise à empêcher les flammes du conflit de se développer.
Deuxième raison et on l’oublie souvent, c’est que l’Etat contrôle ainsi la vie interne des cultes. En prêtant serment à la Constitution luxembourgeoise, les cultes se comportent relativement bien vis-à-vis des lois. Il y a des Etats qui regrettent de ne pas avoir adopté le système des conventions.
Et puis il y a une troisième raison historique: dans la construction de l’Etat luxembourgeois, l’Etat a assumé que les religions pouvaient assurer des fonctions qui, dans d’autres pays, sont prises en charge par l’Etat, par exemple dans l’éducation, dans les hôpitaux, dans la politique sanitaire et sociale. Comme l’Etat était relativement pauvre au début, il a accepté de laisser une partie de l’organisation sociale aux religions.
Du coup, peut-on parler de séparation entre l'Etat et les Eglises ou non?
La convention marque la séparation entre l'Etat et l'Eglise. Il n’y a plus de non-séparation de l’Etat et de l’Eglise depuis le Concordat. Le concordat c’est admettre qu’il existe une sphère religieuse et une sphère étatique. La séparation existe de facto depuis 1809. Les gens confondent les termes, y compris dans la sémantique politique. Au Danemark, il y a ce qu’on appelle une Eglise d’Etat, idem au Royaume-Uni, en Norvège, en Grèce en Roumanie, Bulgarie et dans quelques autres Etats orthodoxes. Dans ces pays, c’est le gouvernement qui nomme les ministres des cultes.
Qu’il y ait des articles dans une Constitution, relatant les relations entre l’Etat et les Eglises est une banalité en Europe. Sur les 28 Etats membres de l’UE, il y en a un seul qui n’a pas d’article dans sa Constitution visant à régler les relations entre l'Etat et les cultes. Il s'agit de l’Estonie.
Quelle est la vraie nouveauté des conventions qui viennent d'être signées?
La vraie révolution c’est que l'on diminue les sommes allouées aux cultes. L’enjeu est financier. Puis il y a le fait de considérer qu’il n’y a plus une religion plus importante que l’autre. N'oublions pas que jusqu'à présent, seule l'Eglise catholique avait accès à l'enseignement public et ce depuis la loi de 1912. Les protestants et le culte israélite en avaient fait la demande depuis longtemps mais n'ont jamais réussi à s'imposer.
Troisième nouveauté, l’Islam fait partie maintenant des religions conventionnées.
Cependant, pour que les conventions entrent en vigueur, il faut que la réforme constitutionnelle soit votée. Et ce n’est prévu que pour octobre 2016. Jusqu’en 2016, l’ancien système continue. C’est là où il y a un risque.
Le gouvernement a d’abord voulu lancer les quatre référendums et en prévoit un second en 2016 sur l’ensemble de la réforme de la Constitution. Mais si le peuple vote contre, on reste dans l’ancien système. La nouvelle convention a donc été signée avant que la Constitution ne puisse l'appliquer.
Dans beaucoup de pays il y a des problèmes de cohabitation entre les religions. Qu'en est-il au Luxembourg?
Entre les chefs des cultes, il n’y en a pas. Par contre, il y a quand même des tensions lorsqu’on interroge les gens. Une étude TNS/Ilres de 2013 a posé la question suivante: qui vous ne voulez pas comme voisin direct? Plus d’un tiers des habitants du Luxembourg ont répondu qu'ils ne souhaitaient pas d’un voisin dans leur entourage proche qui est musulman ou qui paraît musulman.
Autre phénomène, c’est la recrudescence des affirmations religieuses ou laïques. En 2009, la plupart des gens disaient encore que ces questions ne les concernaient pas vraiment. Pourtant depuis 2012, cela a changé. C’est le débat autour de l’euthanasie qui a déclenché ce phénomène.
Il y a des éléments de reviviscence entre les religions et un monde laïc. Cela crée des petites tensions. Il y a quelques années encore c’était un non-débat.
Aujourd'hui et après une longue descente de la pratique religieuse depuis 1970, il y a à nouveau des gens qui s’affirment davantage comme appartenant à telle ou telle communauté religieuse, même s’ils ne vont pas à l’église. La même chose vaut pour les athées. L’identification religieuse et laïque est en progression. La pratique religieuse a également augmenté. Il y a de plus en plus de gens qui demandent à ce qu’il y ait au moins un événement religieux qui intervienne dans leur vie.
Comment expliquer ce phénomène?
Il y a certainement un aspect à l’interrogation générale des gens sur leur identité personnelle. Chacun est confronté à des situations différentes. L’emploi, les structures familiales classiques, les problèmes économiques sont très différents de ce qui existait il y a quelques décennies. En plus, il existe également une compartimentation très prononcée au Luxembourg. On peut vivre au Luxembourg en ne parlant que l'italien par exemple. Donc les gens s’interrogent. Qui suis-je? Comment je me réalise? Est-ce que je me réalise par le travail, par la consommation ou par mon identité nationale ou religieuse? Donc le discours de l’athéisme ou des religions est l’un des outils pour une réponse à ces questions identitaires.
*Les deux derniers ouvrages co-édités sous la
direction de Philippe Poirier:
Démocratie(s), liberté(s) et religion(s), Philippe Poirier (sous la direction de), Editions Parole et
Silence, 2014
La démocratie, une valeur spirituelle? Antoine Arjakovsky, Philippe Poirier, Antoine de Romanet, (sous la direction de), Editions Parole et Silence, 2014