La valse-hésitation des frontaliers «exaspérés»
Confrontés en temps normal à des trajets quotidiens de plus en plus chronophages, les aléas des transports poussent certains à l'envie de changer de vie en abandonnant leur emploi luxembourgeois. Les attraits du système grand-ducal en dissuadent la plupart.
Grèves, bouchons, problèmes de signalisation, temps de travail : la coupe est pleine pour de nombreux frontaliers qui rêvent d'ailleurs. © PHOTO: Shutterstock
Bouchon, boulot, dodo. Avec sa variante ferroviaire, cette devise pourrait résumer la vie des quelque 200.000 frontaliers français, belges et allemands qui se rendent quotidiennement au Grand-Duché pour gagner leur vie. Malgré les aléas des transports, leur nombre a été multiplié par quatre depuis 1995, selon les données du Statec.
Une explosion qui cause une saturation chronique des routes et des rails et pousse de nombreux frontaliers à envisager de mettre un terme à une situation jugée de plus en plus «stressante». Soit en retrouvant un emploi plus proche du domicile, soit par une installation au Luxembourg, pour rejoindre les 12.600 nouveaux résidents annuels.
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Après 18 ans passés dans le domaine juridique, Corinne se dit «lasse physiquement mais surtout psychologiquement». En cause ? Ses trajets quotidiens en train express régional depuis Hagondange. Le plus «flippant» étant les «bousculades sur les quais» le matin, selon elle. Des foules particulièrement denses depuis le début de la grève en France, il y a deux semaines.
Une impression de détérioration des conditions de transport ces dernières années que partage Myriam, responsable marketing qui avoue avoir «pété les plombs» après plus de dix ans. Ayant goûté aux joies des bouchons sur l'A31 et aux perturbations à répétition sur les rails, la frontalière lorraine est catégorique: «c'est la peste ou le choléra». Myriam assure avoir déjà passé «cinq heures par jour» dans les transports pendant une certaine période de son activité.
Le nouveau quai en gare de Luxembourg doit permettre de fluidifier le trafic et d'accueillir plus de voyageurs transfrontaliers. © PHOTO: Anouk Antony
Poussée à bout, Myriam a fait ce que beaucoup disent envisager sur les réseaux sociaux: quitter son emploi luxembourgeois pour un retour professionnel dans le pays de résidence. Un pas qu'a également franchi Thomas, après 15 ans passés dans une banque du boulevard Royal, tout en habitant près de Bastogne. «J'ai fait un burn out et j'ai compris que c'était mon corps qui m'envoyait un message», résume l'ancien cadre, aujourd'hui reconverti comme coach dans «l'équilibre des émotions».
A son image, les fins de contrat impliquant des frontaliers se multiplient depuis 2010, selon l'Inspection générale de la Sécurité sociale (IGSS). Entre 2010 et 2018, le nombre de salariés français ayant connu une fin de contrat a augmenté de 60%, contre 50% pour les Belges sur la même période.
Toutefois, le Grand-Duché continue d'attirer les travailleurs de la région, compensant largement les départs. En effet, depuis 2010, les recrutements de frontaliers français ont bondi, dépassant même les 30.000 l'année passée. Même tendance à la hausse du côté allemand et belge.
Les frontaliers contactés sont pleinement conscients des nombreux avantages du système made in Luxembourg. Ainsi, c'est la perspective d'une retraite meilleure qu'en France qui fait «tenir» Corinne, qui se trouve à seulement quelques années de la retraite.
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Même son de cloche chez Morgane, cadre dans l'informatique pour une banque installée dans la capitale et résidant à une trentaine de kilomètres de son lieu de travail. Avant de citer le salaire - «meilleur» - et la fiscalité - «moindre» -, elle évoque «l'environnement international» dans lequel elle évolue au Kirchberg. Autant d'avantages qui rendent difficile un retour en arrière. «On se piège un peu nous-mêmes», conclut-elle, philosophe.
Christophe, lui, a sauté le pas de l'installation au Luxembourg, après six années de vie de frontalier. Bien qu'il ne résidait qu'à cinq kilomètres de la frontière, ce déménagement à Frisange lui a fait gagner 40 minutes de transports par jour. «Ces quelques kilomètres ont changé ma qualité de vie», assure la cadre supérieur dans le domaine des services.
Dans un contexte économique porté par une croissance forte qui menace de ralentir, le gouvernement assure être conscient du problème. En 2015 déjà, François Bausch prévenait : «si les forces de travail n’avaient plus envie de venir à cause d’heures de trajet, ce serait dramatique!» En effet, les frontaliers représentent près d'un tiers des actifs du pays. De ce point de vue, les investissements massifs attribués aux transports dans le budget 2020 ne sont pas un hasard.
Parmi les pistes avancées par le gouvernement pour faciliter la vie des frontaliers et les convaincre de rester, le développement de zones franches ou le télétravail. Cette dernière mesure impacte différemment les travailleurs selon leur nationalité, puisque les Belges pourraient être amenés à bénéficier de 48 jours, tandis que les Français sont limités à 29 journées et les voisins allemands à seulement 19. Si son «traitement fiscal adéquat» est l'un des objectifs gravés dans l'accord de coalition, sa réalisation s'avère donc plus compliquée que prévu.
Néanmoins, cette formule du travail à distance est privilégiée par les frontaliers. A l'image de Corinne, qui y a goûté pendant 48 heures. «Deux jours sans stress», résume-t-elle.