Le Luxembourg est-il devenu impayable?
Les dépenses incompressibles pèsent de plus en plus lourd dans les finances des résidents luxembourgeois. Devant ce constat, une question simple: le Grand-Duché devient-il réellement hors de prix pour qui fait le choix d'y vivre, d'y rester, de s'y installer?
Michel-Edouard Ruben: «L'épisode actuel rappelle et annonce que la transition énergétique risque fort d'être coûteuse et pénible; c'est un message à ne pas ignorer!» © PHOTO: Shutterstock
Pour trois femmes interrogées dans ce sens, la réponse est incontestablement oui. Pourtant, les trois situations et statuts propres à chacune diffèrent. Pour Maud*, jeune trentenaire dans la comptabilité, en couple avec un enfant en bas âge, la situation est «gérable» mais «limite». Ayant acquis l'accès à la propriété seule il y a cinq ans, elle affirme que même si elle avait loué, le simple fait de prendre son indépendance réduit d'emblée la possibilité d'avoir une voiture neuve ou de moyenne gamme récente, car l'ensemble des autres frais pèsent d'autant plus dans la balance une fois que le budget logement s'ajoute.
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«J'ai acheté mon appartement pour 270.000 euros, pour ça je paye un crédit de 1.000 euros par mois. Aujourd'hui il vaut environ 450.000 euros, donc presque le double! Pour une voiture neuve, il faut en moyenne compter 500 euros par mois, auxquels s'ajoutent à peu près 100 euros d'assurance et 200 euros d'essence en moyenne, soit 800 euros. En frais fixes, c'est déjà une somme, sans même rajouter les frais pour que mon enfant ne manque de rien, les imprévus, plus le reste des dépenses nécessaires, les factures… »
Entre les courses, la voiture, et l'énergie qui augmente, cela devient quasi impossible pour une personne seule de bien vivre, puisqu'en couple, de ma propre expérience, c'est déjà limite.
Selon elle, la pandémie et tout ce qu'elle a entraîné dans son sillage n'a pas arrangé la situation globale. Elle dit voir ses dépenses de biens de consommation flamber, notamment sa facture d'électricité, en raison du télétravail. «Entre les courses, la voiture, et l'énergie qui augmente, cela devient quasi impossible pour une personne seule de bien vivre, puisqu'en couple, de ma propre expérience, c'est déjà limite. Je plains vraiment les plus jeunes et ceux qui arrivent ici dans l'espoir de mieux gagner leur vie… Bien gagner par rapport à ''ailleurs'', c'est une chose, faire son ''nid'', c’en est une autre… »
Je constate que de plus en plus de familles dans mon entourage quittent le Luxembourg où il devient difficile de vivre décemment, pour s'installer en France, en Belgique ou en Allemagne pour arriver à joindre les deux bouts.
Pour Nadine*, mère de famille mariée dans la quarantaine avec deux enfants, les calculs ne sont pas meilleurs. «Résidente au Luxembourg depuis 2016, je constate que le coût de la vie augmente fortement, surtout ces dernières années. Après analyse, nos charges mensuelles pour un foyer de quatre personnes avoisinent les 4.000 euros par mois: remboursement de l'emprunt pour la maison, facture de gaz, électricité, eau, forfait téléphonique, assurance habitation, assurance véhicule, frais de carburant, achats alimentaires…. Il nous arrive d'aller faire les courses en France où les prix de l'alimentation sont plus accessibles. »
Pourtant cette mère de famille l'assure, ils ne font aucun excès, très peu de sorties, restaurants, cinéma, voyages... Elle confie d'ailleurs habiller ses enfants pendant les périodes de soldes ou sur des sites de seconde main.
«Je constate que de plus en plus de familles dans mon entourage quittent le Luxembourg où il devient difficile de vivre décemment, pour s'installer en France, en Belgique ou en Allemagne pour arriver à joindre les deux bouts. Si je devais perdre mon emploi, nous devrions aussi songer à repartir en France. L'avenir est incertain et je plains les jeunes qui commencent sur le marché de l'emploi avec des salaires de plus en plus bas et des prix de loyer toujours de plus en plus élevés…»
Il faut plus que jamais souhaiter bonne santé aux gens, car au moindre grippage dans le rouage, une maladie longue, le décès d'un conjoint, c'est toute une machine qui tourne sur un équilibre bien précaire qui s'enraye…
Quant à Sophie*, à la retraite et mère de quatre enfants, le son de cloche est somme toute assez similaire. Propriétaire d'une maison qui vaut à présent bien plus que le double de son prix d'achat de départ, elle ne s'estime pas plus «chanceuse» que la plupart des gens. «Acquérir cette maison nous a demandé beaucoup de sacrifices, alors même que nous avons vu les aides accordées aux propriétaires s'amoindrir comme peau de chagrin sur les vingt dernières années… Les réformes sur les allocations familiales n'ont pas aidé non plus. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il faut plus que jamais souhaiter bonne santé aux gens, car au moindre grippage dans le rouage, une maladie longue, le décès d'un conjoint, c'est toute une machine qui tourne sur un équilibre bien précaire qui s'enraye…»
Dernière mauvaise surprise en date? Sa facture de gaz. «De 149 euros mensuels en septembre dernier, nous sommes passés à 320 euros en janvier, pour la même consommation!»
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Elle aussi estime que la situation est plus dramatique encore pour les jeunes entrants dans la vie active. «La première grande dépense essentielle, c'est payer pour avoir un toit au-dessus de sa tête, et même cela, ça devient compliqué. Alors le reste des augmentations qu'on observe ne me rendent pas optimiste du tout pour la jeunesse, puisque c'est même de plus en plus dur pour ceux qui sont déjà installés!»
Le logement, racine de tous les maux?
Nos confrères de Libération avaient défrayé la chronique avec un article portant sur le sujet du logement au Grand-Duché il y a deux ans. Les témoignages que nous avons recueillis sur l'augmentation du coût de la vie pour les ménages convergent dans le même sens.
Interrogée sur une potentielle sollicitation plus intensive des familles envers l'Etat, la ministre Corinne Cahen affirme ne pas être plus interpellée que d'habitude. Selon elle, «le gouvernement fait tout pour aider les ménages, notamment grâce à l'index, afin d'offrir un meilleur pouvoir d'achat aux gens.» Elle cite aussi l'augmentation récente de l'allocation vie chère, mais aussi celles des allocations familiales, du Revis et du RGPH.
Le gouvernement ne peut pas toujours sponsoriser le logement.
Pour ce qui est relatif au logement, même si cela ne concerne pas son ministère, c'est avec sa casquette de présidente du DP qu'elle accepte de répondre: «Le logement est en effet un problème indissociable du reste, il faut construire plus et plus vite, car ce qui est rare est forcément cher. Le gouvernement ne peut pas toujours sponsoriser le logement.» Ce dernier offre toutefois des aides aux propriétaires pour les rénovations de logement, afin de rendre les habitations plus neutres par rapport à leur bilan carbone.
Des mesures qui ne parviennent pas à convaincre le député de l'opposition Paul Galles (CSV). A ses yeux, il convient d'analyser les causes de façon systématique et d'y appliquer des solutions franches. Ainsi, trois leviers sont à lever: la fiscalité, les salaires, et les transferts sociaux. «En termes de réforme fiscale socio-écologique, il n'y a rien de mis en place du côté du gouvernement! Même pas une mesure pour les monoparentaux, donc vraiment rien!»
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Pour les salaires, il reconnait «une légère augmentation au début de législature. Depuis lors, plus rien.» Pour les transferts sociaux, c'est selon lui «grâce aux maintes pressions de l'opposition que le gouvernement a soudain redécouvert l'allocation de vie chère. Mais à part cela, il n'y a presque que des mesures arrosoirs, rien de ciblé pour les plus démunis. L'idée du LSAP d'allouer 100€ à chaque foyer est sympa, mais loin d'être suffisante.»
Enfin, pour ce qui concerne la transition énergétique, il faudrait «songer à un chèque climat comme en France ou encore à l'argent climat comme en Suisse, mais rien de prévu du côté de notre gouvernement.»
Des pistes pour l'avenir?
De son regard d'économiste sur la question principale d'un Grand-Duché devenu trop cher, Michel-Edouard Ruben de la Fondation IDEA répond malicieusement: «Ni oui, ni non, bien au contraire, quoique peut-être!».
Objectivement, «le Luxembourg est un pays hautement attractif qui parvient globalement à retenir les ressources présentes sur son territoire et à en attirer de nouvelles. La meilleure illustration de cet état de fait est la forte hausse du nombre d'habitants - tirée principalement par l'immigration.»
D'après son analyse, «qu'autant de personnes viennent continuellement s'installer au Luxembourg est une indication, s'il en fallait une, qu'il ne faut pas tomber dans le catastrophisme prononcé; évidemment, il est encore possible de vivre au Luxembourg où les conditions de vie, de bien-être, de protection sociale ainsi que les perspectives d'emploi sont globalement bien meilleures que dans les autres pays européens. Il est cependant tout aussi vrai qu'environ 26% des ménages déclaraient avoir des difficultés à joindre les deux bouts en 2020 (contre 22% en 2010), que la situation actuelle de hausse marquée des prix (du gaz, du logement, de l'alimentation, des assurances, etc.) risque de les pousser encore un peu plus vers le gouffre financier dans la mesure où les prix qui gonflent représentent une fraction plus importante des dépenses des ménages les plus en difficulté.»
La première des protections sociales restant l'emploi, parvenir à maintenir le Luxembourg au voisinage du plein-emploi et réussir à faire sortir du chômage de longue durée ceux qui y sont hélas englués sont au rang des priorités.
Les meilleurs moyens pour assurer l'avenir? Pour Michel-Edouard Ruben, il y en a quelques-uns: « La première des protections sociales restant l'emploi, parvenir à maintenir le Luxembourg au voisinage du plein-emploi et réussir à faire sortir du chômage de longue durée ceux qui y sont hélas englués sont au rang des priorités. Aussi, il existe au Luxembourg au moins 2 dispositifs destinés à venir en aide aux ménages en difficulté et dont il convient de s'assurer qu'ils sont au maximum de leur effectivité: d'abord la loi de 2006 sur le bail à usage d'habitation qui encadre les loyers et interdit les clauses de valeur (c'est-à-dire que l'adaptation automatique du loyer à l'indice des prix à la consommation est interdite) et ensuite, la subvention de loyer destiné à réduire le taux d'effort des locataires qui est perçue par environ 7.000 ménages alors que 30.000 seraient éligibles.»
Au Luxembourg, environ 40% des ménages en situation de risque de pauvreté sont propriétaires dont 70% avec un emprunt en cours.
Toujours au chapitre logement, Michel-Edouard Ruben évoque également la question de l'évolution des taux d'intérêt. «Au Luxembourg, environ 40% des ménages en situation de risque de pauvreté sont propriétaires dont 70% avec un emprunt en cours. Ceux avec des emprunts à taux variables pourraient être sous pression financière compte tenu de leurs contraintes de liquidité. Suivant le degré de difficultés véritables que cette situation pourrait causer, l'allocation de logement envisagée durant la crise de 2010 pourrait être de nouveau considérée.»
* Les prénoms ont été changés