«Le secteur privé fera toujours ce qui est le plus rentable»
Jean-Paul Olinger et Michel Reckinger, directeur et président de l'Union des entreprises luxembourgeoises: «Le pays doit devenir plus attractif, notamment par des réductions d'impôts.»
Tous les secteurs manquent désormais de personnel, quel que soit le niveau d'activité. Et cela ne changera pas de sitôt. © PHOTO: Getty Images
Manque de personnel, prix de l'énergie, taxes sur le CO2. Aime-t-on encore être entrepreneur ? Les jeunes Luxembourgeois envisageraient plutôt d'aller travailler pour l'Etat plutôt que de se mettre à leur compte...
Michel Reckinger : L'esprit d'entreprise est un trait de caractère qui devrait être plus prononcé aujourd'hui qu'autrefois, compte tenu des défis à relever. Il existe bien sûr des alternatives à l'entrepreneuriat. Mais personnellement, je ne connais guère d'entrepreneurs qui regrettent d'avoir franchi le pas.
La succession d'entreprise est-elle un problème majeur?
M. R.: De nombreux propriétaires d'entreprise arrivent à l'âge de la retraite et si la succession n'est pas assurée au sein de la famille, ils se tournent vers l'extérieur. Dans notre système éducatif, l'esprit d'entreprise n'est pas suffisamment transmis et si aucun successeur n'est trouvé dans un certain délai, il est tout à fait possible que l'entreprise soit liquidée ou que les collaborateurs et les moyens de production soient repris par une autre entreprise.
L'entrepreneur Michel Reckinger (56 ans), est président de l'UEL depuis 2021. © PHOTO: Anouk Antony
M. R.: De nombreux propriétaires d'entreprise arrivent à l'âge de la retraite et si la succession n'est pas assurée au sein de la famille, ils se tournent vers l'extérieur. Dans notre système éducatif, l'esprit d'entreprise n'est pas suffisamment transmis et si aucun successeur n'est trouvé dans un certain délai, il est tout à fait possible que l'entreprise soit liquidée ou que les collaborateurs et les moyens de production soient repris par une autre entreprise.
Les tâches administratives coûtent beaucoup de temps et d'argent. Toutes les entreprises ne peuvent pas se permettre d'embaucher du personnel à cet effet...
M. R.: Le petit entrepreneur classique, qui exerce son métier la semaine et fait les comptes avec sa femme le week-end, n'existe plus aujourd'hui.
La seule charge administrative représente aujourd'hui un travail à temps plein. La numérisation, dans l'optique d'une augmentation de la productivité, reste donc un énorme domaine d'activité qui doit être abordé, également par les entreprises.
La numérisation au Luxembourg reste une tâche énorme.
Jusqu'à présent, les salaires élevés ont permis d'avoir suffisamment de personnel, mais cela est-il en train de changer?
M. R.: Nous avons au Luxembourg, comme dans toute l'Europe, un problème de démographie. Aujourd'hui, chaque secteur, de l'artisanat à l'industrie en passant par les banques, manque de personnel qualifié. Il manque même des travailleurs moins qualifiés.
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C'est un problème structurel qui ne disparaîtra pas de sitôt. C'est pourquoi il faut également travailler à une flexibilisation du temps de travail en fonction des entreprises et, en collaboration avec les pays voisins, à une simplification du télétravail. Les salaires à l'étranger et au Luxembourg se rapprochent. Nous devons réagir à cela. Nos pays voisins sont également confrontés à une pénurie de main-d'œuvre qualifiée. Nous devons donc trouver d'autres incitations qui rendent le Luxembourg attractif pour les travailleurs étrangers.
Jean-Paul Olinger: Non seulement les employés souhaitent le télétravail, mais les entreprises aussi veulent proposer à leurs collaborateurs, dans la mesure du possible, un home office, comme le montre une enquête menée par l'UEL en collaboration avec les chambres professionnelles.
Les entreprises souhaitent être attractives à cet égard. Le télétravail serait un élément important dans une refonte générale de l'organisation du travail. L'important est de chercher et de trouver des solutions au sein des branches, ou mieux encore au sein des entreprises, en collaboration avec les collaborateurs. Nous devons surmonter les cadres légaux stricts qui ne permettent pas aujourd'hui cette flexibilité.
Les entreprises souhaitent également offrir à leurs collaborateurs le home office.
À quelques mois des élections, certains politiques évoquent une semaine de travail de quatre jours. Est-ce réaliste ?
J-P. O.: Cela ne profite ni aux entreprises ni aux employés. Il faut penser à de tels modèles en partant de la fin : nous avons aujourd'hui un problème de mobilité, de logement et une pénurie de main-d'œuvre qualifiée. Une réduction générale et indifférenciée du temps de travail aggravera tous ces problèmes et augmentera le niveau de stress de ceux qui travaillent. Cela signifie qu'il n'y aura en fait que des perdants.
Selon l'UEL, il est urgent d'agir en matière de numérisation, de flexibilisation du temps de travail dans les entreprises et de fiscalité. © PHOTO: LW-Archiv
M. R.: Et si, à salaire égal, tout le monde travaille dix pour cent de moins, tout sera forcément dix pour cent plus cher, car je ne crois pas à l'effet d'augmentation de la productivité de telles mesures. Malheureusement, de telles exigences sont souvent motivées par des calculs politiques et leur mise en œuvre n'est donc pas très élaborée.
Certains diront peut-être que ce n'est que de l'alarmisme, que le nombre de faillites n'a pas augmenté. Que répondez-vous ?
J-P. O.: Les crises que nous avons connues jusqu'à présent ont été en grande partie amorties par le budget de l'État. Cela signifie que la facture est transmise à la génération suivante. Le chômage partiel et les aides aux entreprises ont permis de surmonter différents problèmes à court terme, sans que l'on se retrouve socialement dans des eaux difficiles. Mais cela ne fonctionne qu'à court terme.
En 2019, le Luxembourg avait une dette publique de 14 milliards d'euros. D'ici 2026, il est prévu que la dette passe de 14 à 24 milliards d'euros. Mais ceci uniquement dans l'hypothèse où le produit national brut et le nombre de travailleurs augmentent chacun de 2,5% par an. Cela ne peut pas durer éternellement. D'autres approches doivent être trouvées.
Jean-Paul Olinger, directeur de l'UEL : "La facture est transmise à la génération suivante." © PHOTO: Anouk Antony
En 2019, le Luxembourg avait une dette publique de 14 milliards d'euros. D'ici 2026, il est prévu que la dette passe de 14 à 24 milliards d'euros. Mais ceci uniquement dans l'hypothèse où le produit national brut et le nombre de travailleurs augmentent chacun de 2,5% par an. Cela ne peut pas durer éternellement. D'autres approches doivent être trouvées.
Une solution serait d'augmenter les impôts. L'État percevrait alors davantage. Mais cela entraînerait-il le risque de voir des entreprises quitter le Luxembourg?
M. Reckinger.: C'est le plus grand risque. Nous devons rester attractifs. Nous sommes une très petite économie et notre marché se situe en dehors de nos frontières nationales. Nous devons rester pertinents pour les investisseurs étrangers ainsi que pour les travailleurs.
Dans ce contexte, les augmentations d'impôts sont absolument contre-productives. Tant l'imposition des entreprises que l'imposition individuelle doivent être revues à la baisse. En ce qui concerne l'imposition des entreprises, le Luxembourg se situe, avec 25%, nettement au-dessus de la moyenne européenne qui est d'environ 20%. Les investisseurs doivent avoir des raisons de venir au Luxembourg. Et s'ils viennent, ils généreront de l'activité, ce qui signifie à son tour des recettes fiscales supplémentaires. Mais cela ne passe pas par des augmentations d'impôts. Ce n'est absolument pas la bonne solution.
Il faut revoir à la baisse aussi bien l'imposition des entreprises que l'imposition individuelle.
J-P O.: En effet, nous devons essayer d'attirer plus d'entrepreneurs et plus de travailleurs au Luxembourg. Pour ce faire, il faut également adapter tout le cadre législatif afin d'encourager l'innovation, car l'innovation attirera la main-d'œuvre et les capitaux privés, et cela générera la croissance économique qualitative de demain, qui financera à son tour l'État social.
De nombreuses lois, y compris le cadre fiscal, doivent être adaptées aux défis énergétiques, écologiques et numériques. Nous voyons là un besoin évident de rattrapage. Actuellement, nous ne faisons que suivre les tendances au lieu de prendre nous-mêmes l'initiative d'être des créateurs de tendances.
Parallèlement, il y a une pénurie de logements abordables. Mais les entrepreneurs n'en sont-ils pas en partie responsables?
M. R.: Oui et non. Qui est responsable de la création de logements abordables? Pour simplifier, on peut dire que le secteur privé fera toujours ce qui est le plus rentable en termes de gestion d'entreprise. C'est à l'État qu'il incombe de veiller à ce que les ménages financièrement plus faibles aient accès à un logement. Il doit investir dans la construction de logements sociaux. Ce que l'État n'a pas fait. Il a certes essayé d'investir par le biais de ses deux promoteurs immobiliers, mais il a omis d'impliquer le secteur privé.
C'est à l'État qu'il incombe de veiller à ce que les ménages financièrement faibles puissent également se loger.
Il y a 20 ans, tout ce qui avait été créé dans le contexte du logement social était mis en vente à des prix réduits, puis revendu au prix du marché après une période de détention de dix ans. Le logement social était ainsi parti en fumée. Et les deux derniers gouvernements ont construit respectivement 80 et 500 logements par an via leurs deux promoteurs, le Fonds de Logement et la SNHBM. Cela ne suffit pas. Il faut faire appel au secteur privé, qui peut construire des logements sociaux dans les mêmes conditions et avec les mêmes contraintes que les promoteurs publics. Face à la demande, les promoteurs publics sont nécessairement dépassés.
Pensez-vous qu'après les élections, l'indice sera réformé ?
M. R.: Tout le monde sait que l'indexation, telle qu'elle est organisée aujourd'hui, est pour le moins préoccupante sur le plan social. Doit-on vraiment compenser à 100% la perte de pouvoir d'achat de quelqu'un qui gagne plus de 10.000 euros? Et si une entreprise ne peut pas payer l'index parce qu'elle est tout aussi touchée par les prix de l'énergie? Où pourra-t-elle générer ces 7,5 % dans le pire des cas cette année?
À propos de l'Union des entreprises luxembourgeoises
L'UEL représente les entreprises luxembourgeoises du secteur privé et réunit les chambres professionnelles et les organisations patronales du Grand-Duché. En 2007, l'UEL a créé l'INDR, l'Institut national pour le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises, dont la mission est de promouvoir la responsabilité sociale des entreprises afin que celles-ci contribuent au développement durable. L'entrepreneur Michel Reckinger (56 ans) est président de l'Union des entreprises luxembourgeoises depuis le 1er janvier 2021. Jean-Paul Olinger (44 ans) est administrateur délégué depuis 2018.
J-P. O.: Le crédit d'impôt que le gouvernement a introduit après la tripartite s'applique aux salaires annuels jusqu'à 100.000 euros. Ce sont des ordres de grandeur qui laissent songeur. Nous ne devons pas considérer notre relative prospérité comme un acquis. Sur les marchés ouverts, ce sont les performances et la compétitivité qui comptent. Dans toute cette discussion, on oublie souvent que tout cet argent doit d'abord être généré, puis redistribué via le budget de l'État.
On oublie souvent que tout cet argent doit d'abord être généré.
Il manque au Luxembourg une vision : où le pays doit-il se diriger sur le plan économique et que souhaitons-nous avoir, une Place financière, une industrie ? Un pays avec une économie forte pourra également financer un État social fort. Mais se focaliser uniquement sur l'État social n'est pas durable et échouera à long terme. Une stratégie d'avenir doit consister à renforcer et à développer les secteurs économiques. La politique économique ne peut pas se limiter à la réduction du temps de travail, à la compensation salariale, à l'indexation et à l'augmentation des pensions. Nous devons créer les conditions pour que la bulle de prospérité dans laquelle nous vivons perdure.
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Que souhaitez-vous pour cette année ?
J-P O.: Que nous ne tombions pas maintenant dans l'immobilisme jusqu'aux élections, mais que nous nous attaquions à la flexibilisation du travail, que nous poursuivions la discussion sur le home office avec les pays voisins et que des incitations fiscales viennent encourager l'innovation.
M. R.: Et la paix en Ukraine.
Cet article est paru initialement sur wort.lu/de