«Les algorithmes préfèrent les extrêmes»
La violence est partout et notamment sur la toile, lieu où désormais la plupart des radicalisations prennent racine. C'est le constat réalisé par l'association Respect.lu dont le but est de venir en aide aux personnes endoctrinées.
A l'image de Karin Weyer, le travail de déradicalisation commence d'abord par un sourire. © PHOTO: Claude Piscitelli
Le lieu se veut discret et ses membres ne souhaitent pas que soit divulguée son adresse. Au sein de l'association Respect.lu, située du côté de Hesperange, on aborde un sujet sensible : la déradicalisation. Karin Weyer, sa directrice, psychologue et psychothérapeute, ainsi que Sofia, une assistance sociale, livrent leur expérience.
Quand on parle de radicalisation, on pense tout de suite à l'Islam radical…
Karin Weyer : «Nous non (rires)... En 2017, à la création de Respect.lu, elle était bien présente mais, depuis, d'autres thématiques sont apparues : extrême droite, extrême gauche, complotisme...
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Au fil des ans, le nombre de personnes suivies ne cesse de croître. Cette augmentation vous inquiète-t-elle?
Karin : «Celle-ci s'explique surtout par notre réputation. On nous contacte plus facilement. On a fait un gros travail de sensibilisation auprès du grand public comme l'illustre ce concours où les gens étaient invités à écrire une chanson sur le thème du respect. Le vainqueur a gagné l'enregistrement de la chanson et le clip. Cette année, Lukas Grevis, un jeune réalisateur a réalisé le projet The Inside of the Outsider, cinq court-métrages de 15 à 25 minutes qui permettent de capter l'attention du public d'une autre manière que des conférences classiques.
Sofia: «Des films de ce genre, il en existait déjà. Mais ceux-là ont été réalisés dans le contexte multiculturel luxembourgeois.
Cinq épisodes comme autant de thématiques. Existe-t-il un point commun entre toutes ces radicalisations?
Karin: «Dans la plupart des cas, la personne est habitée par un sentiment de discrimination. Ensuite, elle a l'impression de se sentir spéciale et même d'appartenir à une forme d'élite. Elle fait partie des ''gens qui savent''. Chacun à sa manière est à la recherche de la vérité. Enfin, de sa vérité.
Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans ces radicalisations?
Karin : «Très important. Par internet, on peut très vite entrer en contact avec de vrais radicaux. Et sans même forcément le vouloir. Comment? Grâce aux algorithmes. Par exemple, si je fais une recherche sur un sport, après quelques clics, vont m'être proposées d'autres vidéos de sport, mais celles-ci plus extrêmes. Or, si je fais une recherche sur la migration, les algorithmes vont très vite me proposer des vidéos de l'extrême droite. Si je fais une recherche sur le sens de la vie et la spiritualité, j'arrive vers l'extrémisme religieux…
Sofia : «Quand nous sommes sur les réseaux sociaux, nous ne voyons que ce à quoi nous nous intéressons et qui nous conforte donc dans nos opinions. Ce qui est important, c'est d'en avoir conscience. Avoir conscience du danger qu’il y a derrière.
Dans le groupe actuel, trois personnes ont plus de 70 ans
Les jeunes sont-ils de plus en plus touchés?
Karin: «Oui et non. Depuis qu'on a lancé le programme ''Dialoguer au lieu de haïr'', les personnes auteures de propos haineux sur internet et qui sont repérées par les services compétents, puis redirigées vers le Parquet, ont la possibilité de suivre notre programme en contrepartie de quoi les poursuites à leur encontre sont abandonnées. Dans le groupe actuel, trois personnes ont plus de 70 ans…
Comment ont-elles été repérées?
Karin: «Généralement grâce à la helpline de BEE SECURE qui, après vérification, se tourne vers la police judiciaire. Généralement, c’est suite à des commentaires sur Facebook. On a constaté une augmentation de la violence verbale durant la crise du covid. Le confinement a fait que beaucoup de personnes n'avaient plus la possibilité de partager ou de faire part de leurs théories, aussi farfelues soient-elles. Elles restaient donc seules, enfermées chez elles, à s'informer sur des médias alternatifs car elles ont une vraie hostilité vis-à-vis des médias «mainstream»…
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La stigmatisation de ces personnes, par ces mêmes médias, ne les a-t-elle pas confortées davantage dans leur radicalité?
Karin: «Si, bien sûr. Ça a participé à la polarisation des débats. Mais c'est compliqué d'accorder le même temps d'antenne ou la même importance aux dires fantaisistes de quelqu'un qu'à un virologue reconnu... Cela étant, quand on est repoussé dans un coin, il y a deux réactions: soit on essaie de s'en sortir, soit on s’y réfugie. Beaucoup de gens ont choisi la deuxième option et sont allés plus loin dans leur radicalisation. Cette crise nous a montré qu'une rupture de contact est très rapide et amène vite à la violence. Même au Luxembourg.
Le temps nécessaire à un individu pour se radicaliser varie-t-il en fonction de la thématique ?
Karin: «Je dirais que non. En revanche, le fait de se retrouver seul et de passer beaucoup de temps sur internet accélère le processus. A nos débuts, on estimait qu'il fallait plus ou moins six mois pour qu'un individu se radicalise. Désormais, ça ne prend plus que quelques semaines... On a eu l'exemple d'un jeune de 17-18 ans qui, dans le cadre d'une radicalisation à l'Islam, était 24h/24 en contact avec son recruteur. Même au moment de dîner, il portait ses écouteurs. Le recruteur lui disait ce qu'il pouvait ou non manger...
Il faut absolument éviter toute rupture de lien car, même radicalisé, un individu peut toujours, à un moment ou à un autre, faire le choix de revenir. Or, à ce moment-là, il doit avoir quelqu'un vers qui se tourner
Dans ces conditions, quelles sont vos priorités?
Karin: «Déjà, on évalue la situation familiale. Est-elle difficile ou non? Y a-t-il encore un membre en contact avec le jeune. A qui peut-il parler? Et si oui de quel sujet? L'important est de le comprendre, de ne pas juger sa démarche, mais de montrer que l'on s'intéresse à lui. Il faut absolument éviter toute rupture de lien car, même radicalisé, un individu peut toujours, à un moment ou à un autre, faire le choix de revenir. Or, à ce moment-là, il doit avoir quelqu'un vers qui se tourner.
Cet adolescent était-il déjà de confession musulmane?
Karin: «Non, pas du tout... Il s'agissait d'un lycéen normal. Rien d’exceptionnel. Ni dans un sens, ni dans l'autre. Il était juste en pleine crise d'adolescence et s'interrogeait sur le sens de la vie, etc. Et un jour, via les réseaux sociaux, il est tombé sur ce contact…
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Dans son cas, y avait-il des éléments qui auraient pu favoriser cette radicalisation?
Karin: «Parfois, il y en a, mais dans ce cas précis, non. Il avait des sœurs et, malgré la séparation de ses parents, il était toujours en contact très régulier avec son père.
Cet adolescent s'est-il radicalisé uniquement sur internet ou a-t-il fréquenté l'une ou l'autre mosquée?
Karin: «Non, juste sur internet.
Pouvez-vous nous raconter comment s'est effectuée la première prise de contact?
Karin: «Quand sa maman nous a appelées, cela faisait deux mois que son fils avait entamé un processus de radicalisation. Elle avait constaté certains signes… Le fait que ce jeune vive encore chez sa mère, et qu'il y avait donc cette autorité parentale, était une chance.
Comment s'est passé le début?
Sofia : «Le plus important est vraiment de s'intéresser à la personne. Qu'elle se rende compte que nous ne sommes pas là pour les juger. Rien que ça déjà, c’est beaucoup.
Karin: «Au début, évidemment, la personne n'a aucune envie d’être là et se renferme sur elle-même. Mais ça ne dure jamais très longtemps... Pourquoi? Parce que très vite, on explique qui on est, ce que l'on fait et, surtout, que nous ne sommes pas là pour les juger. Transparentes, on les prévient aussi que si l'on estime la radicalisation très avancée et potentiellement dangereuse, on sera tenues de contacter la justice et les services de police.
A la fin de la séance, ils nous disent ''bon, quand est-ce que je reviens?''
Dans le cas d'une radicalisation islamiste, le fait d’être une femme rend-il le contact plus compliqué?
Karin: « Ça dépend des situations. Déjà, on travaille toujours en binôme.
Pour permettre à la parole de circuler?
Karin: «Pour plusieurs raisons: déjà, pour une question de sécurité. Ensuite, cela permet d'évaluer au mieux telle ou telle situation. Ensuite, quand on se retrouve seule, en tête à tête, avec quelqu'un de très manipulateur, on peut être amené à ne pas prendre la mesure de l'une ou l'autre chose. Donc, c'est important que l'un des intervenants puisse avoir ce recul nécessaire à la bonne évaluation de la situation. Et puis, cela multiplie aussi les possibilités d'interactions avec l'individu. Selon la situation, on décide avec nos collègues masculins, quel binôme mettre en place. Être un homme ou une femme est l'un des critères, tout comme la formation, l'expérience, la sensibilité et la personnalité de l'intervenant.
Derrière une radicalisation, peu importe la thématique, n’y a-t-il pas tout simplement le désir d’exister?
Sofia : «Oui et c'est pour cela que s'intéresser à eux est primordial.
Karin: «Dans le cadre du programme ''Dialoguer au lieu de haïr'', on a des gens qui nous disent :''Je ne vois pas ce que je fais ici. Je n'ai rien fait de mal. J'ai juste donné mon opinion. C'est mon droit.'' Et puis, à la fin de la séance, ils nous disent ''bon, quand est-ce que je reviens?''»
Karin: «Une fois que la confiance est établie, on peut alors seulement parler plus profondément de l'idéologie qu'il y a derrière, trouvez les failles dans leur narration. Voir les contradictions de cette idéologie proprement dite, mais aussi les contradictions entre cette idéologie et l'individu lui-même en fonction de ce qui est important pour lui. C'est un travail de déconstruction.
Vous entrez là dans une forme de débat. Chez Respect.lu, vous n'avez, par exemple, pas d'islamologue. Aussi, face à un radicalisé qui vous dit ''mais que savez-vous de l'Islam? Vous n'avez jamais lu le Coran!'', comment parvenez-vous à déconstruire leur raisonnement et leur conviction religieuse?
Karin: «Pour l'Islam, il n'y a pas de référent religieux. Dire à quelqu'un qui s'est radicalisé que sa vision de l'Islam est fausse, pour nous cela n'a pas de sens. On s'attache aux contradictions. Par exemple, les mécréants doivent-ils mourir? Si oui, moi aussi? Ou alors, quelqu’un voulait partir vivre en Syrie, en terre d'Islam. Très vite, malgré la propagande de l'Etat Islamique, il s'est rendu compte qu'au Luxembourg, la vie était quand même bien plus confortable.
Combien de temps vous faut-il pour déradicaliser quelqu'un?
Karin: «C'est très variable. Par exemple, dans le cadre de ce jeune homme, il nous a fallu cinq-six séances pour qu'il nous fasse confiance et qu'on puisse véritablement travailler. Après, il y a une personne que l'on suit depuis quatre ans à raison d'une séance toutes les deux semaines...
Se dirige-t-on plus facilement vers l'une ou l'autre forme de radicalisation en fonction de son âge?
Sofia: «Jusqu'à 30 ans, on est davantage porté sur les thèmes politiques et religieux. Il y a une question de la construction de l'identité.
Karin: «Pour les théories du complot, ce sont des gens généralement de plus de quarante ans.
Dans votre rapport de l'année 2021, deux cas de «secte» sont répertoriés...
Karin: «Dans ce cas, il s'agissait d'un individu qui avait abusé de la confiance de deux personnes. Il les fournissait en Ayahuasca (NDLR: breuvage purgatique et hallucinogène utilisé par les chamanes amérindiens) et avait commencé à isoler deux personnes de leur famille afin de les manipuler et de leur extorquer de l'argent.
Quel est le taux de réussite du programme ''Dialoguer au lieu de haïr''?
Karin: «Ça dépend. Parfois, certains le quittent dès la première séance. D'autres suivent les six modules d'une demi-journée ainsi que les entretiens individuels et repartent en sachant que sur internet, il y a des limites à la liberté d'expression. Ce programme n'a pas pour but de changer leur opinion.
La radicalisation vers l'extrême droite est en forte hausse, non?
Karin: «C'est le constat fait aussi au niveau des autres pays européens depuis plusieurs années. Et ce n'est pas lié à la crise du covid. Les algorithmes préfèrent les extrêmes...
Tous adeptes de la théorie du Grand Remplacement de Renaud Camus?
Oui, c'est ça.
Des réseaux sociaux sont-ils plus nocifs que d'autres?
Karin: «Twitter a par exemple banni certains comptes. Après, sur Telegram, c'est plus difficile. Et beaucoup l'utilisent. Il n'y a pas uniquement l'Etat islamique.
Se convertit-on de la même manière à l'extrême droite qu'à l'Islam radical?
Karin: «Certains étaient en lien avec des groupes néo nazis à l'étranger, mais aussi des groupes comme Génération Identitaire en France par exemple.
Sofia: «Ils ne correspondent plus à l'image qu'on peut en avoir. Pas besoin d'avoir le crâne rasé et une croix gammée tatouée sur le bras. Non, aujourd'hui, ce sont des gens comme tout le monde. Le style gendre idéal.
Une volonté de passer incognito?
Karin: «Dans le cadre de l'Islam radical, sur le plan vestimentaire, il y a une forme de démonstration. Pour ce qui est de l'extrême droite, il est surtout question de codes connus des initiés. Ils sont dans la dédiabolisation.
Sofia: «Ils se veulent plus fréquentables.
Parmi les théories du complot, quelles sont les plus farfelues?
Karin: «Ah, il y a le fameux ''Pizzagate''. L'histoire de cette pizzeria qui serait le coeur d'un réseau pédophile ou le sang de jeunes enfants permettrait aux membres d'une certaine élite de rester plus jeunes... Quand c'est anti-élite, il y a toujours en arrière-fond, de l'antisémitisme.»