Les enfants portugais savent-ils encore parler leur langue?
Une étude en cours à l'université du Luxembourg montre que les enfants portugais ont un vocabulaire faible non seulement en luxembourgeois et en allemand mais aussi en portugais. La langue maternelle est-elle en péril lorsqu'on évolue dans le multilinguisme? Pascal Engel de Abreu, spécialiste en la matière nous répond.
À l'école, les consignes en la matière sont également très claires. Au précoce, la langue véhiculaire est le luxembourgeois et à l'école fondamentale et au lycée, la langue véhiculaire est celle proposée lors du cours. © PHOTO: Shutterstock
(Virginie Orlandi) - De la crèche à l'école fondamentale, les langues sont omniprésentes dans l'univers des écoliers luxembourgeois. Une étude en cours à l'université du Luxembourg montre que les enfants portugais ont un vocabulaire faible non seulement en luxembourgeois et en allemand mais aussi en portugais. La langue maternelle est-elle en péril lorsqu'on évolue dans le multilinguisme? Pascal Engel de Abreu, spécialiste en la matière nous répond.
Le témoignage d'une puéricultrice portugaise dénonçant les pratiques d'une structure d'accueil publique d'Esch-sur-Alzette qui interdirait aux enfants d'origine portugaise de parler leur langue maternelle entre eux a fait couler beaucoup d'encre au Luxembourg et au Portugal.
Fin octobre, l'employée expliquait sous couvert de l'anonymat que non seulement les enfants n'avaient pas le droit de discuter entre eux mais que le personnel lusophone avait interdiction de communiquer avec eux dans cette langue.
Interrogé sur la question, le ministre de l'Éducation nationale, Claude Meisch, déclarait qu'il lui «semblait tout à fait normal que des éducateurs puissent parler en portugais aux enfants» même si la consigne «d'offrir une offre en langue luxembourgeoise aux enfants» était clairement stipulée aux éducateurs.
À l'école, les consignes en la matière sont également très claires. Au précoce, la langue véhiculaire est le luxembourgeois et à l'école fondamentale et au lycée, la langue véhiculaire est celle proposée lors du cours. Par exemple, en cours de français, les enfants sont tenus de parler français même entre eux et en cours de mathématiques où la langue d'enseignement est l'allemand, de s'exprimer en allemand.
Des pratiques linguistiques pertinentes?
Mais de Goethe à Molière au pays de Michel Rodange, ces pratiques linguistiques sont-elles structurantes pour les enfants et font-elles sens auprès de la communauté lusophone?
Pascale Engel de Abreu est docteur en psychologie cognitive et du développement à l'université du Luxembourg et s'intéresse de très près à la problématique de l'apprentissage des langues dans la société luxembourgeoise. Elle mène actuellement un grand programme de recherche, Polilux, qui s'intéresse à l'importance de la langue maternelle dans l'apprentissage des langues secondaires et qui pourrait changer la manière dont on perçoit et enseigne les langues au Luxembourg et dans un premier temps, son travail se porte sur la langue portugaise.
«L'apprentissage des langues chez des enfants issus de familles immigrantes ne s'inscrit souvent pas dans le bilinguisme «classique» où l'enfant adopte à tour de rôle des langues différentes avec ses parents et sa famille. Pour un immigrant, la langue reste l'enjeu d'une bonne intégration et pour les enfants étrangers dont font partie les portugais, d'une bonne réussite scolaire», explique-t-elle avant de reprendre: «la situation idéale pour qu'un enfant apprenne une nouvelle langue est de créer un besoin réel. Si l'on veut qu'il apprenne le luxembourgeois et que les puéricultrices parlent avec lui en même temps le luxembourgeois et le portugais, alors le besoin d'utiliser le luxembourgeois n'est plus réel et il est possible alors que l'enfant utilise sa langue dominante pour se faire comprendre à la crèche».
Le projet Polilux, né en 2012 suite au constat que les enfants d'origine portugaise ont plus de difficultés scolaires que les enfants luxembourgeois, s'est donc intéressé de plus près à un étrange phénomène: «En testant dans deux groupes et à des moments différents, les compétences linguistiques en allemand, luxembourgeois et portugais de 110 enfants de 7 à 8 ans de langue maternelle portugaise, nous avons constaté que la plupart d'entre eux avaient non seulement un vocabulaire pauvre en allemand et en luxembourgeois mais également dans leur langue maternelle».
Un projet similaire mené auprès des petits luxembourgeois
Une étude similaire a été réalisée avec les enfants de langue maternelle luxembourgeoise et les résultats sont très différents: «Chez les enfants luxembourgeois, l'étude montrait très clairement une dominance de la langue luxembourgeoise, il y avait moins de vocabulaire en allemand et en français mais pas de déficit de la langue maternelle», note Pascale Engel de Abreu.
Pascale Engel de Abreu est docteur en psychologie cognitive et du développement à l'université du Luxembourg et s'intéresse de très près à la problématique de l'apprentissage des langues dans la société luxembourgeoise. © PHOTO: université du Luxembourg
Comment des enfants lusophones dont les deux parents sont de langue maternelle portugaise peuvent-ils ne pas avoir plus de vocabulaire à l'âge de 7-8 ans?
Les chercheurs de l'université du Luxembourg en sont au stade des suppositions mais quelques hypothèses semblent d'ores et déjà se dessiner: «le vocabulaire de la langue maternelle a-t-il été remplacé par un vocabulaire allemand ou luxembourgeois ou n'a-t-il tout simplement jamais existé? Nous n'avons pas de réponse pour l'instant mais ce lexique pauvre pourrait s'expliquer par le fait que certains parents nous ont déclaré préférer s'exprimer avec leurs enfants en luxembourgeois afin de faciliter leur intégration linguistique».
Aider son enfant en parlant à la maison non pas la langue maternelle mais une des langues de l'école ne serait donc pas une solution pour lui permettre de mieux comprendre, apprendre et s'exprimer non seulement dans les langues étrangères mais surtout dans sa langue maternelle.
La petite enfance, un temps précieux pour apprendre le luxembourgeois
«À partir de la première année de l'École fondamentale, la langue véhiculaire est l'allemand» reprend Pascale Engel de Abreu, «et c'est pour cette raison qu'on insiste actuellement autant sur la pratique du luxembourgeois dans les crèches, au précoce et au préscolaire car à partir de 6 ans, les enfants ne sont plus vraiment en rapport avec le luxembourgeois à l'école».
Comment les enfants font-ils pour avoir une telle facilité à apprendre une langue étrangère? L'élasticité du cerveau fait beaucoup mais pas seulement comme l'explique la psychologue: «Ce sont plus les conditions dans lesquelles les petits enfants apprennent une langue que le temps qu'ils y passent qui leur permet de l'acquérir facilement. Lorsqu'on s'adresse à un petit enfant, on s'exprime de manière un petit plus difficile que ce qu'il est capable de comprendre et on lui offre ainsi vraiment des conditions idéales d'apprentissage».
Ainsi, conserver la langue luxembourgeoise comme langue véhiculaire au sein des structures de type crèche, maison relais ou préscolaire et la pratiquer de manière attractive permettrait aux enfants d'acquérir facilement la langue.
Ne pas dévaloriser la langue maternelle
Pascale Engel de Abreu nuance néanmoins son propos: «Il faut tout de même faire très attention à ne jamais dévaloriser la langue maternelle, de lui donner un vrai statut et de montrer clairement à l'enfant et aux parents qu'elle est importante parce qu'il ne s'agit en aucun cas de la remplacer par la langue du pays et surtout pas à la maison où la langue maternelle doit garder toute sa place».
Une langue portugaise pratiquée à la maison et un réel besoin du luxembourgeois pour s'exprimer à la crèche ou à l'école, telles seraient les conditions idéales pour que les enfants maîtrisent des univers linguistiques différents.
«Le cerveau des enfants est tout à fait capable d'apprendre plusieurs langues en même temps si les conditions sont réunies et les espaces bien délimités. Polilux porte sur le portugais», poursuit la psychologue, «mais on aurait très bien pu prendre une autre langue! Le portugais nous a semblé pertinent pour débuter au regard des difficultés scolaires de ces enfants. L'étape suivante étant de renforcer la langue portugaise dans différents groupes afin de voir si une meilleure maîtrise de la langue maternelle améliore les compétences dans les trois langues testées des écoliers portugais».