« Les musulmans se sentent pleinement partie prenante de ce pays »
La communauté musulmane a longtemps dû batailler pour obtenir un conventionnement avec l'Etat : c'est chose faite. Cette religion parmi les plus pratiquées au Luxembourg dispose aujourd'hui d'une petite dizaine de lieux de culte, c'est peu au regard des attentes. Où la communauté se retrouve-t-elle ? Quels sont ses projets ? Aperçu avec le vice-président de la Shoura, Jean-Luc Karleskind.
Mosquée de Bonnevoie © PHOTO: Pierre Matgé
PAR DOMINIQUE NAUROY
La communauté musulmane a longtemps dû batailler pour obtenir un conventionnement avec l'Etat : c'est chose faite. Cette religion parmi les plus pratiquées au Luxembourg dispose aujourd'hui d'une petite dizaine de lieux de culte, c'est peu au regard des attentes. Où la communauté se retrouve-t-elle ? Quels sont ses projets ? Aperçu avec le vice-président de la Shoura, Jean-Luc Karleskind.
Mosquée de Bonnevoie © PHOTO: Pierre Matgé
« La grande majorité des musulmans établis au Luxembourg sont issus de l'ex-Yougoslavie, qui sont arrivés de manière plus importante au milieu des années 1990 », pose M. Karleskind. Une progression que relève également le CEPS, pour qui la religion musulmane est passée, de ce fait, de 0,7% à 2% de la population sur la période 1999 – 2008.
Cette immigration a d'abord été de type ouvrier : « Beaucoup étaient bien formés mais ne connaissaient pas la langue et fuyaient la guerre quand ils sont arrivés au Grand-Duché. » Un profil différent des personnes de confession musulmane qui se trouvaient alors déjà au Luxembourg : ce sont elles qui ont fondé la première communauté musulmane du Luxembourg, à Mamer, où a également été fondé le premier lieu de culte, au milieu des années 1980, et on y trouve davantage de cadres.
Bientôt dix communautés établies au Grand-Duché
Début 2000, plusieurs associations se créent, à Esch-sur-Alzette, Luxembourg (Bonnevoie) et Wiltz.
En 2003, Bonnevoie est fermée suite à une action antiterroriste, « qui s'avèrera un fiasco des services de renseignement », souligne M. Karleskind, et l'association se reconstituera à Niederkorn.
© PHOTO: Pierre Matgé
Quatre ans plus tard, de nouvelles associations voient le jour, à Luxembourg – boulevard d'Avranches et à Bonnevoie (« Le Juste Milieu ») –, à Ettelbruck, qui va par la suite devenir le Centre culturel islamique « Nordstad » à Diekirch, et une deuxième association à Wiltz.
Quant à l'association de Niederkorn, elle se scindera pour donner naissance à deux associations, l'une à Esch-sur-Alzette, située rue du Brill, l'autre à Bonnevoie.
Aujourd'hui, neuf communautés constituées en association existent et chacune dispose d'un lieu de culte :
Mamer (1)
Esch-sur-Alzette (2)
Luxembourg (Bonnevoie (2), bd d'Avranches (1))
Wiltz (2)
Nordstad (1)
Une dixième est en projet à Pétange.
Des années d'attente avant une reconnaissance officielle
Sur les neuf existantes, deux ont décidé de ne pas adhérer à la Shoura, qui est l'Assemblée de la communauté musulmane du Luxembourg : une à Wiltz (la première) et celle, controversée, de la rue du Brill à Esch-sur-Alzette.
Mosquée de Bonnevoie, le vendredi 30 janvier 2015 © PHOTO: Pierre Matgé
Wiltz 1 a quitté la Shoura en 2010 « pour raisons personnelles », indique M. Karleskind. La rue du Brill n'a, elle, jamais fait de demande. « L'une des raisons de la scission de l'association de Niederkorn, c'était l'adhésion ou non à la Shoura », indique son vice-président. « La Shoura n'impose pas de dogme religieux. Chacun y est dans le respect de sa différence. C'est une instance de coordination, de représentation, la Shoura fait office d'interlocuteur unique par rapport à la presse, à la société, à l'Etat », précise-t-il.
La Shoura a été fondée en 2003, notamment dans le but de proposer à l'Etat luxembourgeois un interlocuteur unique représentant le culte musulman. En 2007, l'Etat avait demandé à la Shoura de changer de statut. Plusieurs années se passent, de premières élections se déroulent au sein de la Shoura et en juin 2011, elle présente à nouveau sa demande de conventionnement. Malgré cela rien ne se passera sous le dernier gouvernement Juncker.
« Une réelle volonté de faire partie de la communauté nationale »
En 2008, le CEPS estimait que quelque 10.000 personnes de confession musulmane étaient établies au Luxembourg. L'enquête, intitulée « Religions au Luxembourg, quelle évolution entre 1999-2008 ? », ne portait toutefois que sur les résidents de 18 ans et plus. En 2015, ce chiffre, enfants et adolescents compris, serait de l'ordre de 18.000 personnes, estime M. Karleskind. Il ne s'agit cependant à chaque fois que d'estimations, le STATEC n'ayant plus le droit de poser la question de l'appartenance religieuse depuis 1981.
Le vice-président de la Shoura, Jean-Luc Karleskind © PHOTO: Pierre Matgé
Si c'est une population d'origine majoritairement étrangère, « elle le sera de moins en moins » par le jeu des mécanismes d'intégration. « C'est aujourd'hui une population qui ne se sent pas étrangère mais bien pleinement partie prenante de ce pays ; il y a une réelle volonté de faire partie de la communauté nationale », ajoute-t-il.
Il existe aujourd'hui cinq imams salariés à Mamer, Esch, Diekirch, Bonnevoie (« Le Juste Milieu ») et Wiltz. Mais ce chiffre n'intègre pas les bénévoles : un imam n'est pas nécessairement un professionnel. De même, « si deux personnes font la prière ensemble, pour l'occasion l'une des deux va devenir imam » pour diriger la prière, explique M. Karleskind.
Les cinq professionnels du culte sont, jusqu'à présent, payés par les associations, grâce aux dons qu'elles reçoivent. La Shoura bénéficiait, avant la signature de la nouvelle convention entre l'Etat et les communautés religieuses, d'une aide de l'Etat de 2.480 euros par an. Cette aide passe désormais à 450.000 euros.
Hors acquisitions, le budget annuel du culte musulman « se situe entre 450.000 et 600.000 euros », estime M. Karleskind. La nouvelle convention devrait permettre de doubler grosso modo le budget actuel de fonctionnement, « pour autant que les dons se maintiennent à leur niveau actuel, ce qui est un vrai sujet », tempère M. Karleskind.
Le programme d'acquisitions de lieux de culte des dernières années comprend notamment des travaux de transformations à Mamer (1,5 million, projet financé aujourd'hui à 40%) ; Bonnevoie a représenté un budget de deux millions d'euros ; à Esch un nouveau projet se dessine à hauteur de 1,5 million d'euros (financé à 80%) ; Diekirch a un projet d'achat aux alentours de 800.000 euros ; Wiltz développe un projet de l'ordre de 500.000 euros. L'ensemble de ce programme représente près de 6,4 millions d'euros et est financé par des dons.
Mon expérience comme musulman au Luxembourg
Jean-Luc Karleskind se décrit comme un « immigré assez classique au Luxembourg ». Ce Lorrain d'origine a vécu à Thionville dans les années 1990 avant d'aller travailler à Lugano, Varsovie puis Moscou jusqu'en 2001, date à laquelle il atterrit avec sa famille au Grand-Duché. « J'étais alors musulman depuis déjà une quinzaine d'années. »
De gauche à droite : le président de la Shoura, Sabahudin Selimovic, l'imam de la mosquée de Bonnevoie "Le Juste Milieu", Messaoud Atrous, le vice-président de la Shoura, Jean Luc Karleskind, en juin 2014 © PHOTO: Guy Jallay
A Thionville, M. Karleskind avait contribué à fonder l'Institut islamique. « Nous étions alors venus demander l'aide des frères à Mamer, et c'est donc cette association que j'ai rejoint quand je suis arrivé au Grand-Duché », raconte-t-il. Peu après il aide une personne qui souhaite fonder « Le Juste Milieu » à Bonnevoie, sans doute aujourd'hui le plus grand centre de culte musulman au Luxembourg.
« Je continue de fêter avec ma famille, qui est chrétienne, nous nous retrouvons avec mes frères, mes sœurs, nos enfants, nos cousins. Nous ne le faisons pas dans l'autre sens, or c'est quelque chose que nous pourrions envisager : pour les jours de fête musulmane, nous pourrions en effet imaginer un repas collectif. » Dans le même ordre d'idées, la Shoura a le projet de faire une fête centrale pour l'Aïd, en proposant un lieu pour une prière collective, ouvert au public et aux médias.
« Si je n'ai pas pu rester au Wort... »
M. Karleskind a-t-il le sentiment d'avoir vécu une discrimination ? « En France, il est sûr que je n'ai pas été discriminé. Au Luxembourg, je ne me sens pas personnellement discriminé », considère-t-il, posant cependant cette hypothèse : « Discrimination ou pas... si je n'ai pas pu rester au Wort, c'est probablement parce que je suis trop musulman. Et collectivement au Luxembourg, nous avons été discriminés », explique-t-il en faisant référence au temps qu'il a fallu aux représentants politiques pour accorder au culte musulman un traitement égalitaire.
© PHOTO: Pierre Matgé
« Mais sinon, rien (…) : avant d'être indépendant, je faisais la prière dans le bureau de mon entreprise, tout le monde le savait, j'avais mon tapis avec moi, personne ne m'a jamais cherché sur ce terrain ».
La société luxembourgeoise dans son ensemble « montre une grande ouverture d'esprit », estime-t-il, jugeant de même le discours politique « très correct ». « Il y a certes un organe de presse historiquement anticlérical et aujourd'hui antireligieux et donc antimusulman, c'est le Tageblatt. Mais après tout, c'est leur droit », juge-t-il, énonçant par ailleurs des positions de l'ADR « contre le voile intégral » alors que « nous pensons majoritairement que c'est mieux, en Occident, de ne pas le mettre ».
« Quand la Shoura condamne (…), qui nous entend ? »
Il pointe par ailleurs le fait que même au Luxembourg, on peut être confronté à des discours du type : « Ce sont les musulmans, ils sont inassimilables, ils ont un logiciel coranique », discours qui amène certains à faire le raccourci consistant à confondre ces musulmans avec les islamistes extrémistes. « Cent vingt savants ont écrit une lettre démontant point par point les revendications d'Al-Baghdadi. Quand la Shoura condamne sans appel, au même titre que les associations musulmanes du monde entier, les attentats de Paris, qui nous entend ? » A ses yeux, « il devrait être plus évident que nous ne sommes pas associés aux exactions commises au nom d'une compréhension dévoyée de l'islam »: « Nous prenons cette association comme une gifle. »
© PHOTO: Pierre Matgé
Fin novembre 2014, le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, révélait que les autorités luxembourgeoises avaient connaissance de six jeunes résidents qui avaient rejoint le djihad en Syrie. Pour le vice-président de la Shoura, ces personnes « sont en rupture de nos communautés » : « On les connaît mal, ce sont des garçons qui nous ont échappé. Ils sont partis contre nous. »
M. Karleskind s'inquiète par ailleurs de la facilité avec laquelle certains Européens parviennent à rejoindre la Syrie par la Turquie pour rejoindre les rangs du djihad, y voyant un manque patent de volonté politique pour s'attaquer au problème. « Si on avait voulu faire quelque chose – la Turquie est membre de l'OTAN –, on aurait pu empêcher 95% des personnes souhaitant rejoindre la Syrie dans ce but d'y aller. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? »