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Les sentiments de «tristesse, peine, colère et désarroi» sont partagés par l'ensemble du personnel.
MultimédiaLiberty Steel à Dudelange

«Les salariés attendent avec angoisse leur salaire»

Les sentiments de «tristesse, peine, colère et désarroi» sont partagés par l'ensemble du personnel. © PHOTO: Chris Karaba

Depuis 18 mois, les employés de l'usine Liberty Steel à Dudelange trépignent de pouvoir reprendre leur travail. L'activité sera encore à l'arrêt jusqu'à la fin de l'année au minimum.

Journaliste

Le site de Liberty Steel à Dudelange a fait plusieurs fois la une de l'actualité depuis le début de l'année entre crainte de liquidation, mise à l'arrêt ou encore reprise temporaire cet été. Virgule.lu est allé à la rencontre des salariés. Comment vivent-ils la situation actuelle? Quelles sont les perspectives de l'usine?

Une usine en «sursis»

Depuis 2019, l'ancienne usine d'Arcelor Mittal située dans la zone industrielle Wolser de Dudelange est passée sous le flambeau de Liberty House.

En mars 2021, le principal créancier du propriétaire de Liberty, le groupe financier Greensill Capital, a déclaré son insolvabilité au Royaume-Uni. L'usine de Dudelange est à l'arrêt depuis lors, à l'exception de deux reprises temporaires cet été. «C'est une honte pour un employeur de laisser une entreprise dans cette situation-là. Et surtout pour les salariés qui attendent de travailler maintenant depuis pratiquement 18 mois. On est en sursis, on reporte, on gagne du temps. Et c'est tout simplement désolant de voir ça», dénonce Robert Fornieri.

Le secrétaire général adjoint du LCGB déplore ce contexte qui pousse l'entreprise à être «à une virgule de la faillite s'il n'y a pas de solutions qui sont trouvées». «A chaque fin de mois, les salariés attendent avec une angoisse terrible de voir s'ils reçoivent bien leur salaire», ajoute le syndicaliste.

Pour ce dernier, il n'y a qu'une solution pour que la société reprenne vie: «On revendique depuis presque deux ans que Liberty ait une once d'élégance et lâche l'entreprise pour qu'on trouve une transition correcte, afin qu'un industriel puisse reprendre dans des conditions convenables»

«Un sentiment de gâchis»

Jean-Pierre Terento, opérateur sur ligne, travaille depuis 30 ans dans l'usine. Des moments difficiles, il en a connu avec notamment du chômage technique en 1996 et aussi en 2008 avec la crise financière. Si les périodes passées s'expliquaient par des crises conjoncturelles, le contexte actuel n'a «rien d'équivalent» selon lui: «C'est notre entreprise qui nous met en difficulté

En colère? «Ce n'est pas dans mon tempérament», répond Jean-Pierre Terento. Ce dernier confie ressentir toutefois une certaine «peine de voir l'outil se dégrader» et regrette le manque d'interlocuteurs:« On a une direction interne qui nous parle, mais on sait très bien qu'elle ne décidera pas de ce qui va se produire. C'est vraiment un sentiment de gâchis».

La situation actuelle inquiète surtout les employés à cause du «manque de visibilité» de l'entreprise. «On a peut-être nos salaires, mais l'avenir est bouché. On a le sentiment d'être en intérim. Aujourd'hui, on a du travail mais peut-être que demain, on n'en aura pas.»

En attendant, même s'il n'y a pas d'activité sur le site, les salariés doivent se rendre sur place un certain nombre de jours dans la semaine. Que font-ils? «Du nettoyage, du balayage, on nous occupe. Nous avons le sentiment de faire du travail ''inutile'' et ça n'arrange pas les choses. Il arrive aussi que certains ne soient même pas occupés, donc ce n'est pas le bon état d'esprit.» Chaque salarié réagit différemment, mais les sentiments de «tristesse, peine, colère et désarroi» sont bien partagés par le personnel.

À l'arrêt jusqu'à la fin de l'année

Au départ, Sylviane Gambini se montrait optimiste. Mais avec le temps passé et les difficultés rencontrées, ce n'est plus le cas. Depuis début septembre, l'entreprise est de nouveau à l'arrêt et cette fois, jusqu'à la fin de l'année. Un coup dur pour le moral des salariés qui est déjà au plus bas, constate la présidente de la délégation LCGB, qui travaille dans l'usine depuis 36 ans. «Avec cette énième mise à l'arrêt, les salariés ont dû vidanger le zinc stocké qui sert au revêtement de la tôle. Ce zinc a été transféré dans un réservoir, parce qu'il consomme sinon énormément d'énergie, explique Robert Fornieri. Cette démarche n'est pas anodine, alors que les prix de l'énergie explosent avec la guerre en Ukraine.

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Mais pourquoi l'usine n'a-t-elle pas pris cette décision plus tôt, voire dès le printemps, alors que l'activité sur le site est quasi inexistante? «Cela montre que tout est fait au jour le jour et qu'il n'y a pas de vision», soupire l'ancien sidérurgiste. En clair, l'usine reste à l'arrêt, comme c'est le cas depuis le mois de mars...

«Une famille n'agit pas ainsi avec les siens!»
Robert Fornieri, secrétaire général adjoint du LCGB

Si avec la direction locale, le «contact est respectueux et correct», le rapport avec la hiérarchie au niveau européen est tout autre. Le secrétaire général adjoint du LCGB qualifie les discussions avec les dirigeants européens de «fantaisie» et de «dialogue de sourds qui n'apporte rien».

Les salariés de Liberty Steel rencontrés devant leur usine dans la zone industrielle Wolser à Dudelange (de g à d): Jean-Pierre Terento, Bernard Piffet, David Araba et Sylviane Gambini.

Les salariés de Liberty Steel rencontrés devant leur usine dans la zone industrielle Wolser à Dudelange (de g à d): Jean-Pierre Terento, Bernard Piffet, David Araba et Sylviane Gambini. © PHOTO: Chris Karaba

«On essaie de nous faire passer comme message que je dois en dire le moins possible à la presse et de garder les discussions à l'intérieur comme si on était une famille. Mais une famille n'agit pas comme ça avec les siens! Nous utilisons tous les moyens qu'on a pour pouvoir se sortir de là et pour sauver l'intérêt des salariés et l'existence de l'activité», lance encore Robert Fornieri.

Un grand absent à Prague

En septembre, une réunion a eu lieu avec la direction Europe du groupe Liberty à Prague. David Araba a été choisi par ses collègues pour les représenter lors de ce comité européen en République tchèque. Mais cette réunion n'a pas permis de faire avancer le dossier de Dudelange: «Je ne suis pas revenu avec de bonnes nouvelles. Il n'y a rien eu au niveau communication. Ils ont montré ce qu'ils ont voulu nous montrer dans les slides et on est toujours dans l'attente, on ne sait pas où on va.» L'employé en charge de la sécurité du site affirme que «même la direction locale attend des consignes de la direction Europe». «On est dans l'attente jusqu'à la fin de l'année, voire plus», indique David Araba.

Ce dernier explique que la présentation effectuée à Prague a montré que certaines unités du groupe arrivent à «maintenir des productions honorables malgré la situation économique». Mais c'est loin d'être le cas pour celles basées en Angleterre, en Belgique et au Luxembourg. «On peut parler de déclin depuis 2019. Il y a eu l'affaire Greensill, le covid, maintenant les prix de l’énergie. À chaque fois qu'on essaie de ressortir la tête de l'eau, on replonge directement

Autrefois considéré comme le sauveur de la sidérurgie britannique: le milliardaire indo-britannique Sanjeev Gupta.

Autrefois considéré comme le sauveur de la sidérurgie britannique: le milliardaire indo-britannique Sanjeev Gupta. © PHOTO: AFP

Ce dernier explique que la présentation effectuée à Prague a montré que certaines unités du groupe arrivent à «maintenir des productions honorables malgré la situation économique». Mais c'est loin d'être le cas pour celles basées en Angleterre, en Belgique et au Luxembourg. «On peut parler de déclin depuis 2019. Il y a eu l'affaire Greensill, le covid, maintenant les prix de l’énergie. À chaque fois qu'on essaie de ressortir la tête de l'eau, on replonge directement

Notons que lors de cette réunion, il y avait un grand absent: Sanjeev Kumar Gupta, aussi appelé SKG. Qui est-il ? Il s'agit tout simplement du président exécutif de GFG Alliance qui possède Liberty. En septembre 2019, le patron du groupe avait pourtant fait le déplacement dans la zone industrielle de Wolser à Dudelange en hissant le drapeau de sa firme, après avoir racheté l'ancienne usine d'Arcelor Mittal. À l'époque, il promettait d'inscrire le site luxembourgeois dans une «triple durabilité»: économique, sociale et environnementale. Ci-dessous une vidéo tournée par la rédaction lors de la visite de SKG il y a trois ans.

David Araba regrette que l'homme d'affaires indien ne se soit pas montré lors de la réunion à Prague, «ni en présentiel ni en visio». «On voit très bien comment on est considéré, d'autant que Monsieur Gupta aime bien parler de famille et dire qu'on est un grand groupe. Vous voyez ce qu'on a sur le dos», dit-il en ouvrant son gilet LCGB pour montrer la veste rouge qu'il porte, floquée Arcelor Mittal.

Des vêtements qui datent encore de l'ancien propriétaire de l'usine... «Ce sont des investissements qu'ils n'ont pas daigné faire, on voit bien l'intérêt qu'ils nous porte. On a nos salaires, mais on se pose des questions sur la stratégie», appuie David Araba.

Les syndicats rencontrent les ministres le 24 octobre

Dans ce flou permanent autour du site de Dudelange, Robert Fornieri dit pouvoir «clairement» compter sur le soutien de l'Etat. «Si on n'avait pas cette relation entre l'Etat et les organisations syndicales ici et la délégation, ce ne serait pas aussi calme que ça. Il se serait passé des situations bien plus graves et je n'ose même pas y penser», confie le syndicaliste.

«J'attends du ministre de l'Économie de sortir du tiroir le plan catastrophe.»

«J'attends du ministre de l'Économie de sortir du tiroir le plan catastrophe.» © PHOTO: Chris Karaba

Dans ce flou permanent autour du site de Dudelange, Robert Fornieri dit pouvoir «clairement» compter sur le soutien de l'Etat. «Si on n'avait pas cette relation entre l'Etat et les organisations syndicales ici et la délégation, ce ne serait pas aussi calme que ça. Il se serait passé des situations bien plus graves et je n'ose même pas y penser», confie le syndicaliste.

Le prochain rendez-vous de ce feuilleton industriel est fixé dans trois semaines. Le 24 octobre dans l'après-midi, une entrevue est prévue à 16h30 entre le LCGB, l'OGBL et les ministres du Travail Georges Engel et de l'Economie Franz Fayot (LSAP). Les syndicats avaient sollicité cette rencontre dans un courrier adressé aux responsables politiques le lundi 3 octobre.

Qu'espère Robert Fornieri de ces échanges ? «D'une part de la part du ministre du Travail, le soutien nécessaire en cas de faillite, afin d'obtenir le plus rapidement possible le soutien du fonds pour l'emploi pour éviter au maximum un trou salarial pour les salariés. D'autre part, j'attends que le ministre de l'Économie sorte du tiroir le plan B, le scénario catastrophe déjà imaginé ensemble, et montre son soutien en tant que facilitateur pour la transition vers un repreneur industriel fiable.»

Pour Robert Fornieri, il est temps «de trouver une solution la plus convenable et respectueuse pour les salariés et l'avenir de l'entreprise». Ne pas entrer dans un processus de vente signifierait que Liberty doit continuer à payer les salaires et les factures. «Autrement c'est la faillite, je pense que c'est ce qui va arriver, mais c'est vraiment affreux d'agir de cette façon. Sur les aspects industriels et financiers, c'est vraiment incompréhensible.»

Stéphane Araujo, secrétaire central du syndicat Sidérurgie et mines de l'OGBL, dit partager le même constat. S'il salue le fait que les salaires soient encore entièrement payés, il alerte sur tout l'argent dépensé avec les factures et sur le fait que les comptes de l'entreprise basculent de plus en plus dans le rouge.

Le redémarrage s'annonce difficile

Une fois le feu vert reçu par la direction, l'activité de l'usine pourra-t-elle reprendre son cours normalement ? Pas si sûr... Bernard Piffet, préparateur à la maintenance mécanique, alerte sur le nombre de «personnes clés» qui ont déjà quitté l'entreprise et d'autres risquent de suivre. Il rappelle qu'il est pourtant nécessaire d'avoir des profils très qualifiés pour assurer des missions délicates. «Parmi elles, il y a notamment un thermicien qui est allé voir ailleurs, c'est une ''personne clé'' qui permet de réguler les fours», explique l'employé de 56 ans. La présidente de la délégation LCGB, Sylviane Gambini, souligne que l'usine comptait en 2019 280 salariés, alors qu'il n'en reste aujourd'hui qu'environ 175.

C'est désespérant, je ne fais pas mon métier, ça me dérange.
Bernard Piffet, préparateur en maintenance

Bernard Piffet avoue être, lui aussi, «usé par la situation» actuelle. Il confie également songer à prendre déjà sa retraite, une pensée qui ne lui avait pas encore traversé l'esprit avant le début de l'année. «Quand je vois que la situation ne se débloque pas, bien sûr ça me travaille. Je ne pensais pas finir ma carrière comme ça, mais avoir quelque chose de plus valorisant et aller au bout d'un projet. Et là, il n'y a rien à finir, il ne se passe rien. C'est désespérant, je ne fais pas mon métier, ça me dérange. J'aimerais travailler et faire de la maintenance.»

Un avenir encore loin d'être «resplendissant»

Si l'horizon reste flou pour les prochains mois, Bernard Piffet peut au moins compter sur une tâche à effectuer au mois d'octobre: «Je suis content parce que j'ai deux semaines de contrôles règlementaires, donc ça fera quelque chose de positif. C'est bien de le faire, parce que si on doit redémarrer à un moment ou un autre, au moins on sera en règle.»

«Si la situation ne s'améliore pas, pourquoi ne pas aller regarder ailleurs», se demande David Araba.

«Si la situation ne s'améliore pas, pourquoi ne pas aller regarder ailleurs», se demande David Araba. © PHOTO: Chris Karaba

Si l'horizon reste flou pour les prochains mois, Bernard Piffet peut au moins compter sur une tâche à effectuer au mois d'octobre: «Je suis content parce que j'ai deux semaines de contrôles règlementaires, donc ça fera quelque chose de positif. C'est bien de le faire, parce que si on doit redémarrer à un moment ou un autre, au moins on sera en règle.»

Redémarrer, mais à quelle échéance? «Je ne vois pas le ciel qui s'éclaircit à ce stade. On n'a pas d'indicateurs qui vont dans le bon sens. On est en train de vider toutes nos cuves d'aluminium parce que le coût de l'énergie est élevé et on commence à vendre nos stocks de zinc. Je ne vois pas l'avenir resplendissant pour l'instant», concède son collègue David Araba.

Ce dernier ajoute encore: «Si la situation ne s'améliore pas, pourquoi ne pas aller regarder ailleurs? Beaucoup de personnes ont déjà franchi le pas en allant chez un concurrent direct à une quinzaine de kilomètres parce qu'ils sont demandeurs de la qualification dont dispose le site de Dudelange»

Les médias belges rapportent entre-temps que des «discussions informelles» avec des responsables de l'entreprise ont permis d'apprendre que Liberty Steel était prêt à vendre ses unités en Belgique. Il est peu probable que le site de Dudelange en fasse partie. De plus, Robert Fornieri remarque que Liberty propose seulement «d'entrer dans un processus pour chercher un partenaire», ce qui n'est pas la même chose que la vente des usines.

Mais dans le processus actuel, un «cordon ombilical existe entre Liège et Dudelange». «Si ce lien est coupé, il faudrait trouver un partenaire industriel qui aura la capacité d'approvisionner le site ou qu'il soit lui-même fournisseur», explique Robert Fornieri.

L'entrevue entre les syndicats et les ministres prévue le 24 octobre permettra-t-elle de rassurer les salariés de l'usine? C'est tout ce qu'ils espèrent...

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