Monoparentalité: qu'en pensent les ministres?
En août, le «Collectif Monoparental» faisait un sombre constat de la situation des familles monoparentales au Luxembourg, accusant le gouvernement d'inaction à ce sujet. Qu'en pensent les ministres concernés, à la tête des ministères de la Famille, du Travail, et de l'Égalité des chances ?
Nous avons demandé à Corinne Cahen, Nicolas Schmit et Lydia Mutsch quelle était leur position quant au statut des familles monoparentales au Luxembourg. © PHOTO: Archives Luxemburger Wort
Par Jean Vayssières
Au début du mois d'août 2018, la juriste et membre du Collectif Monoparental, Nuria Iturralde, décrivait dans les pages du Wort FR une situation difficile pour les familles monoparentales du Luxembourg. Un constat majoritairement axé sur la question fiscale, mais également sociale, car gravitant autour de la place des femmes au sein de la société luxembourgeoise. Nous avons présenté ce constat à trois ministres du gouvernement actuel afin de connaître leur position sur le sujet.
«On a introduit dans le système fiscal un jugement moral »
Si l'argent est le nerf de la guerre, il est également celui des problèmes des familles monoparentales, selon Nuria Iturralde. Cette mauvaise fortune, elle l'attribue à la classe d'impôts 1A, qui inclut les familles monoparentales ainsi que les veuves et veufs. Elle taxe les personnes concernées à un niveau bien plus élevé que la classe 2 -qui concerne les couples avec enfant- sur une tranche de revenus annuels allant de 22.500€ à 87.000€.
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Nicolas Schmit, ministre LSAP du Travail et de l'Emploi, a déjà tiré, à plusieurs reprises, à boulets rouges sur l'existence de cette classe. Il l'a ainsi qualifiée, au cours de l'été 2018, d'«innommable» et d'«injuste», appelant à sa suppression. Pour lui, la grogne de Nuria Iturralde, comme celle d'autres familles monoparentales, est justifiée.
«Le problème c'est qu'on a introduit dans le système fiscal un jugement moral. On considère que quand on n'est pas mariés, on n'a pas les mêmes droits, donc il y a une forme de discrimination des familles monoparentales», estime-t-il. «Ce jugement ne tient pas compte des contraintes des monoparentaux: il leur faut plus de crèches, de surveillance des enfants, un appartement plus grand... leurs dépenses sont fondamentalement divergentes de celles d'une famille mariée».
L'État privilégierait-il certains modèles familiaux, reléguant les autres au statut d'anomalies ? Nicolas Schmit va plus loin en abordant le sujet du PACS. Les contribuables pacsés peuvent, actuellement, demander à être imposés collectivement selon la classe d'impôt 2. Si le ministre du travail «ne remet pas cela en question» et «ne fait pas de jugement moral», il avoue tout de même trouver là «un drôle de système. Lorsqu'une personne seule élève ses enfants, elle est fiscalement pénalisée. En parallèle, si des gens trouvent intéressant de se pacser, ils peuvent obtenir la classe 2 du jour au lendemain. C'est de l'injustice».
La ministre de l'Égalité des chances se veut rassurante
Une perspective partagée par la ministre DP de la Famille et de l'Intégration, Corinne Cahen. Pour elle, «l'inégalité se joue entre autres dans les classes d'impôt. C'est un système bien établi qui favorise le mariage, et je suis contre. Ce n'est pas à la politique de dire aux gens comment ils doivent vivre ensemble: du point de vue des impôts, il faut que chacun soit logé à la même enseigne».
Ce point de vue, voulant que l'État favorise le modèle familial du couple et du mariage au détriment des autres, est partagé par les familles monoparentales comme par certains membres du gouvernement. «Aujourd'hui il y a autant de modèles familiaux qu'il y a de familles» poursuit Corinne Cahen. «Il faut de tout pour faire un monde, et il faut cesser de ne voir qu'une seule situation. L'État doit faire en sorte que tous les parents, quelle que soit leur situation, puissent concilier vie familiale et professionnelle».
Corinne Cahen, ministre de la Famille et de l'Intégration, et ministre à la Grande Région: «Ce n'est pas à la politique de dire aux gens comment ils doivent vivre ensemble: du point de vue des impôts, il faut que chacun soit logé à la même enseigne». © PHOTO: Christophe Olinger
Lydia Mutsch, ministre LSAP de l'Égalité des chances, est plus pondérée sur le sujet. «Je ne pense pas qu'il était dans l'intention du législateur d'avantager un modèle de famille par rapport à un autre», nuance-t-elle. D'autant que pour elle, la situation des familles monoparentales n'est, de nos jours, pas si alarmante. «Même en cas de divorce et avec des enfants à charge, [les femmes] peuvent continuer sur l'échelle de carrière, gagner autant que les hommes et concilier leur vie professionnelle et leur vie privée», apaise-t-elle.
«Tous les modèles sont les bienvenus, d'autant plus qu'aujourd'hui l'État offre une panoplie de moyens qui permettent à chacun de choisir le mode de vie qui lui convient le mieux. L'État s'est pour ainsi dire adapté aux différents modèles de vie qui existe» explique-t-elle, citant plusieurs mesures gouvernementales allant dans ce sens: le temps de travail flexible, le rachat de congés, le télétravail et, bien évidemment, le congé parental, que «la nouvelle loi de décembre 2016 a rendu plus attrayant encore».
Que faire de la classe d'impôts 1A ?
Si la ministre de l'Égalité des chances reste réservée, ceux du Travail et de la Famille semblent s'accorder pour décrire une situation embarrassante pour les familles monoparentales, allant jusqu'à invoquer une injustice. Alors que faire ? Faut-il supprimer la classe 1A, comme le préconise Nicolas Schmit ? Faut-il la réformer, déplacer les familles monoparentales et les veufs dans une autre ?
La suppression, «ce n'est pas possible, c'est du populisme» réagit Corinne Cahen avec vivacité. «Si on dit "une fois que tu as été marié tu restes en classe 2", marions-nous demain ! Ce n'est absolument pas possible». La ministre de la Famille est favorable à une individualisation de l'impôt: «chacun paye en fonction de ses revenus. Le problème c'est les inégalités: il faut les arrêter et on ne peut le faire qu'en se dirigeant vers une individualisation».
D'où vient la classe d'impôts 1A ?
«En 1991, Jean-Claude Juncker était ministre des Finances. Nous avions un grand débat à propos d'une réforme fiscale», confie Nicolas Schmit. «Nous considérions que notre système fiscal désavantage le travail, notamment des couples et des femmes».
Pourquoi ce désavantage ? En raison du cumul des revenus par foyer, explique le ministre. «Si l'épouse ou l'époux -dans notre société, souvent l'épouse- est imposé sur son salaire, dans le système actuel, il atteint un taux marginal -le taux d'imposition de la tranche de revenus la plus élevée- bien supérieur à ce que représente le salaire qu'elle gagne, car les revenus sont cumulés».
Selon Nicolas Schmit, ce fameux débat sur une réforme fiscale ne se serait pas passé comme prévu. «Il s'est trouvé que M. Juncker n'était pas très ouvert sur ce plan», raconte-t-il. «Une idée a commencé à se développer: comme quoi les gens divorçaient pour ne plus représenter un foyer unique et être imposés séparément, et donc être moins taxés. Ils restaient en classe 2 après leur séparation, puisqu'à l'époque, du moment où les gens avaient des enfants, ils y demeuraient».
Conséquence: il a été décrété que deux personnes seules avec enfants à charge ne devaient aucunement payer moins d'impôts que deux personnes mariées qui vivent ensemble. «Il s'agissait, soi-disant, de protéger le mariage et de pénaliser le divorce. On a donc introduit cette classe 1A, un peu plus favorable que la classe 1, mais moins favorable que la classe 2».
Du point de vue moral, «Madame Cahen dit à peu près la même chose que moi, mais quand elle va voir son ministre des finances (Pierre Gramegna, ndlr), il ne dit pas la même chose car il pense que c'est simpliste !» rétorque Nicolas Schmit. «Il faut mettre les montants sur la table, le prix que cela coûterait d'abolir la classe 1A. Soit il n'est pas si élevé et c'est faisable relativement vite. Soit il est important, donc l'injustice est d'autant plus importante et il faut la corriger».
L'individualisation de l'impôt que préconise Corinne Cahen, il ne l'envisage pas. «Si on individualise l'impôt, il faut réimaginer tout un nouveau système de fiscalité, ce qui serait beaucoup plus complexe que de supprimer la classe 1A. [...] Je crois qu'il faut simplement partir de l'hypothèse que du moment où vous êtes plusieurs dans un ménage, adulte ou enfant, vous avez la classe 2. Point». Dans ce système, une personne seule élevant au moins un enfant profiterait donc de la classe 2, au même titre que deux personnes sans enfant.
Nicolas Schmit, ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Économie sociale et solidaire: «Il faut simplement partir de l'hypothèse que du moment où vous êtes plusieurs dans un ménage, adulte ou enfant, vous avez la classe 2. Point». © PHOTO: Guy Jallay
Lydia Mutsch n'est pas du même avis et se range du côté de la ministre de la Famille. «Une individualisation de l'imposition permettrait de rejoindre davantage l'idée d'équité et d'égalité entre hommes et femmes» confie-t-elle, avant d'annoncer que son parti, le LSAP, est favorable à une augmentation du Crédit d'Impôt Monoparental (CIM) et un rapprochement de la classe 1A vers la classe 2.
«Il faut assumer ses responsabilités, en tant que femme comme en tant qu'homme»
Si Corinne Cahen soutient la cause des familles monoparentales, elle déplore tout de même une naïveté ambiante qui, selon elle, serait responsable de certaines de ces situations. «Moi ça me désole», soupire-t-elle. «D'un côté on me dit "je veux rester à la maison, ne pas travailler, il faut que l'État me paye" et une fois que le compagnon part, ça devient "je n'ai plus d'argent, je suis seule avec les enfants et je n'ai pas de boulot". Il faut assumer ses responsabilités, en tant que femme comme en tant qu'homme».
La ministre de la Famille, qui «revendique de ne pas être féministe», seulement «lutter pour les droits des femmes et une égalité complète», a reçu beaucoup de ces femmes dans son bureau lorsque, avant de rejoindre le Demokratesch Partei, elle était encore chef d'entreprise.
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«Ces femmes, j'en ai engagé. Certains couples se séparent, d'autres non, et c'est à nous d'éviter qu'ils se retrouvent dans le piège de la pauvreté. Certaines pleuraient dans mon bureau, disaient "je n'ai pas travaillé pendant dix ans, mon mari m'a quittée et je ne sais pas quoi faire". Elles ont raté l'évolution numérique, les ordinateurs... c'est pour ça que je dis de prendre ses responsabilités. Ça arrive».
«Les belles histoires, avec la femme à la maison qui pomponne les enfants et le mari qui travaille, ça peut fonctionner, mais parfois non», poursuit-elle. «Je suis d'avis qu'il faut garder une indépendance financière, tant chez l'homme que la femme».
«Hélas les mentalités ont souvent une trop grande part d'importance dans nos gestes quotidiens», rebondit Lydia Mutsch. «Nous devons nous distancer de l'idée qu'hommes et femmes ont un rôle prédéfini à jouer dans leur vie. Accorder systématiquement la garde des enfants à la mère en cas de séparation ne tend pas à responsabiliser les hommes dans leur rôle de père».
«Nous avons un réservoir de personnes découragées de travailler»
La ministre de l'Égalité des chances invoque «l'idée ancrée dans nos têtes, qui voit d'un mauvais œil le fait qu'une femme puisse faire carrière, et un homme s'intéresser à autre chose».
Elle et le ministre du Travail, qui sont tous deux membres du LSAP, portent un regard similaire sur le travail des femmes au Luxembourg. «On a une population, souvent formée, parfois bien plus que les hommes: les femmes. Pour des raisons fiscales et de garde d'enfants, elles ne travaillent pas, ou seulement à temps partiel», regrette Nicolas Schmit.
«C'est un réservoir de personnes découragées de travailler. Il faut leur faciliter le travail et continuer sur la lancée initiée par le congé parental et les 20h de crèche gratuite par semaine».
Lydia Mutsch, ministre de l'Égalité des chances, et ministre de la Santé: «Nous devons nous distancer de l'idée qu'hommes et femmes ont un rôle prédéfini à jouer dans leur vie». © PHOTO: Pierre Matgé
«Il est en effet dommage que les femmes ne travaillent pas davantage à plein temps» acquiesce Lydia Mutsch. «Sachant qu'elles ont les meilleurs résultats scolaires, le marché de l'emploi est privé d'un grand vivier de femmes compétentes. L'égalité des sexes ne doit pas être perçue comme un phénomène visant à contrecarrer l'emprise masculine sur le pouvoir, mais comme une question de justice sociale et nécessité économique».
Quelques mesures ont été prises ces dernières années
En juillet, Nuria Iturralde accusait le gouvernement de fermer les yeux sur sa situation, comme sur celles de tous les monoparentaux. «Il n'y a aucune volonté de solutionner la situation de la part du gouvernement» accusait-elle. Auteure d'une pétition demandant «l'octroi de la classe d'impôt 2 aux familles monoparentales», elle soupirait alors: «c'est une question de priorités. L'État s'acharne sur des gens qui sont déjà en situation de vulnérabilité».
Les trois ministres rencontrés ne sont pas du même avis: plusieurs d'entre eux ont tenu à rappeler les mesures déjà mises en place au cours des dernières années, lorsqu'ils étaient déjà en poste.
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«L'État et la politique doivent faire en sorte que tous les parents puissent passer du temps avec leurs enfants tout en menant une carrière professionnelle épanouie. Les 20h de gratuité des crèches sont l'un des facteurs de cela», évoque par exemple Corinne Cahen. Cette mesure permet aux jeunes parents de disposer de 20 heures de crèche gratuite hebdomadaires pendant 46 semaines, pour les enfants de 1 à 4 ans, depuis octobre 2017.
Il est également à rappeler que, à partir du 7 janvier 2019, des mini-crèches à capacité réduite mais ouvrant de 5h à 23h ouvriront leurs portes au Grand-Duché.
Nicolas Schmit en parle également, en plus d'aborder le congé parental qui, depuis décembre 2016, octroie plus de flexibilité et de plus grosses indemnités aux parents. La Caisse Nationale des Prestations familiales précise tout de même que, dans le cas des familles monoparentales, le parent n’ayant droit qu’à un seul congé parental, ne devra pas le prendre immédiatement après le congé de maternité ou d’accueil.
À cela, Lydia Mutsch ajoute un certain nombre de mesures, dont notamment la loi du 15 décembre 2016 spécifiant que «tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de salaire entre les hommes et les femmes».