«Plus de 1.100 enquêtes pour des dommages évalués à 14,1 milliards d'euros»
Procureur européen luxembourgeois, Gabriel Seixas revient sur la riche année 2022 du récent parquet européen, marquée par des opérations d'envergure, et évoque le futur de l'institution.
Pour Gabriel Seixas, procureur européen luxembourgeois, l'installation d'un parquet européen était une nécessité pour défendre les intérêts financiers de l'UE. © PHOTO: Guy Jallay
Nous sommes le mardi 29 novembre 2022, ce jour-là, des perquisitions ont lieu dans 14 pays de l'UE, dont le Luxembourg. L'objet de ces dernières concerne une vaste enquête dans le cadre d'une fraude transfrontalière à la TVA sur la vente d'appareils électroniques. On parle ainsi d'une perte estimée à 2,2 milliards d'euros, la plus grosse fraude européenne à la TVA, tout simplement.
Derrière cette opération «Amiral», ainsi que la récente opération «Marengo Rosso», on retrouve le parquet européen (EPPO) à la manœuvre. Lancé officiellement en juin 2021, le parquet est implanté à Luxembourg, dans le quartier du Kirchberg. Gabriel Seixas, procureur européen luxembourgeois, nous en révèle les coulisses, tout en levant le voile sur le futur de la répression en matière de blanchiment d'argent.
Gabriel Seixas, vous êtes procureur pour le parquet européen. Est-il possible de rappeler le rôle de ce dernier et en quoi son indépendance des autres institutions européennes est-il si important ? Est-ce qu’il se substitue aux organes de contrôle nationaux et internationaux ?
Nous sommes en effet la première autorité de poursuite indépendante de l'Union européenne. Avec la Cour de justice de l'Union européenne, nous constituons le pilier de la justice de l'UE. Nous ne pouvons recevoir aucune instruction, que ce soit de la part des institutions européennes, mais également des autorités nationales. Les différentes chambres du parquet sont d'ailleurs composées de telle sorte qu'il ne peut jamais y avoir de lien avec les États membres.
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Nous sommes compétents pour enquêter et poursuivre les atteintes aux intérêts financiers de l'Union. Nous avons deux objectifs. Le premier, c'est d'augmenter le taux d'enquêtes au niveau européen, notamment en lien avec les organisations criminelles qui commettent des crimes transfrontaliers. Deuxièmement: augmenter le taux de recouvrement d'avoirs en saisissant les fonds criminels afin qu’ils soient par la suite confisqués et rapatriés au budget de l'UE et des Etats membres qui en seront les premiers bénéficiaires.
De quelle manière le parquet européen peut-il se substituer aux parquets nationaux et autres organismes de lutte contre les crimes financiers?
Notre rôle vient quelque peu en concurrence avec les parquets nationaux. C'est-à-dire que tout ce qui concerne les atteintes au budget de l'Union doit être signalé au parquet européen. Aussi, si les autorités nationales constatent, au cours d'une enquête, un lien avec quelque chose qui relève de notre compétence, elles sont obligées de nous signaler des faits. Nous prenons ensuite la décision de reprendre en charge l'affaire, ou non.
L'intérêt pour nous de reprendre une affaire est que nous pouvons amener une réelle plus-value que les autorités nationales ne peuvent pas, surtout dans les dossiers transfrontaliers. Ensuite, il existe également une obligation de coopération avec les autorités, la police par exemple. De notre côté, nous avons aussi un certain nombre d'obligations. Dans le cadre de nos enquêtes, si on découvre des faits pour lesquels les autorités nationales sont compétentes, nous avons aussi l'obligation de dénoncer ces faits.
Ces derniers mois, on a beaucoup parlé de l'opération «Amiral» et «Marengo Rosso» est-il possible de recontextualiser les faits et comment le parquet européen a-t-il procédé pour réaliser ce sacré coup de filet?
Pour les deux dossiers, on parle ici d'une fraude en matière de TVA, plus spécifiquement une fraude dite «carrousel». Pour résumer: cette fraude consiste à utiliser plusieurs sociétés-écrans pour effectuer des échanges de marchandises. Les criminels parviennent ainsi à se faire rembourser la TVA, mais dont ils ne se sont jamais acquittés. Ces fraudes sont spécifiques à un certain nombre de produits, surtout les électroniques comme les écouteurs sans fil, les téléphones, etc.
L'opération Amiral a débuté par une simple dénonciation en avril 2021 par l'autorité administrative du Portugal
Concernant «Amiral», l'enquête a débuté par une simple dénonciation en avril 2021 par l'autorité administrative du Portugal. Celle-ci avait procédé à des contrôles en amont avant de nous transmettre le dossier, en juin de la même année. Avec les outils mis à notre disposition, on a pu mettre en évidence que cette société concernée était liée à peu près à 9.000 autres sociétés et 600 personnes privées en lien avec une fraude «carrousel».
Après 18 mois d'enquête commune, on a coordonné nos actions avec tous les procureurs délégués et les autorités nationales compétentes. C'est ainsi que le 29 novembre dernier, 300 perquisitions à travers toute l'Europe, y compris au Luxembourg, ont permis de mettre la main sur à peu près 67 millions d'euros pour un dommage estimé à 2,2 milliards d'euros. Il y a également eu un certain nombre d'arrestations au Portugal, mais aussi en Italie.
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Et en ce qui concerne «Marengo Rosso», le travail était similaire, bien que l'opération était de plus petite envergure. La fraude était estimée à environ 25 millions d'euros. D'ailleurs, des sociétés présentes sur le territoire luxembourgeois étaient d'ailleurs impliquées dans cette escroquerie. Celles-ci avaient plutôt un rôle de «société-conduit», qui permettaient de faire tourner ce fameux «carrousel» en participant activement à la circulation des biens. Ce sont généralement des sociétés qui ont une réelle activité économique, généralement de la vente de dispositifs électroniques, mais qui participent également à la fraude.
Cette fraude dite «carrousel», est-ce le type de fraude que vous constatez le plus? Quels sont les autres types d'infractions les plus recensées?
Oui, sur les 1117 enquêtes qui sont actuellement ouvertes au sein du parquet européen, 16% d'entre elles concernent la fraude à la TVA. Si le préjudice total enregistré par le parquet dans le cadre de nos enquêtes est de 14 milliards d'euros, la fraude à la TVA concerne à peu près la moitié de ce préjudice. Toutefois, la fraude aux subsides est actuellement l'objet principal de nos enquêtes en cours.
2022 en chiffres
Le rapport annuel de l'EPPO indique qu'en 2022:
3.318 rapports de crime ont été traités
865 enquêtes ont été ouvertes
1117 enquêtes actives pour un préjudice estimé à 14,1 milliards d'euros
16,5 % des enquêtes actives (185) étaient liées à la fraude à la TVA, mais représentent 47 % des dommages estimés (6,7 milliards €)
359,1 millions d'euros d'ordonnances de gel accordées
114 procureurs délégués européens en activité
217 membres du personnel au bureau central à Luxembourg.
Dans le rapport annuel de 2022 de l'EPPO, on constate que le Luxembourg fait partie des pays avec le plus faible nombre de dégâts financiers estimés avec 23 millions d’euros pour 8 affaires ouvertes en 2022. Un montant que l'on pourrait presque qualifier de dérisoire en raison de la quantité d'argent sale qui transite dans le pays...
Je ne suis pas d'accord. Lorsque j'ai été nommé, seulement deux dossiers étaient ouverts chaque année pour des fraudes européennes. Je vais même plus loin. Entre 2016 et 2019, le Luxembourg a seulement connu six dossiers de ce type. Rétrospectivement, lorsque je regarde ce qu'il en est après un an et demi d'existence, je vois qu'il y a eu pas moins de 16 plaintes enregistrées ainsi que huit enquêtes en cours ainsi qu'une vingtaine de demandes d'assistance dans d'autres dossiers, donc 28 dossiers au total gérés au Luxembourg. Selon moi, c'est un succès, sachant qu'on partait de deux dossiers par an. Il faut d'ailleurs souligner l'excellente coopération que nous avons avec les autorités luxembourgeoises.
En matière de lutte contre le blanchiment d'argent, le Luxembourg est un des pays à la pointe et ce, au niveau mondial
Estimez-vous justement que le Luxembourg en fait-il assez concernant la répression contre le blanchiment d'argent? L'année écoulée aura notamment été marquée par la suspension du RBE, un sacré pas en arrière dans cette lutte disent certains...
Il faut rappeler que le Luxembourg n'avait pas eu le choix et s'est conformé à l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne qui estimait que le pays allait même trop loin en matière de transparence. Le Grand-Duché n'a d'ailleurs pas été le seul pays à faire marche arrière, mais qu'il y a aussi d'autres pays européens qui ont été obligés de faire la même chose. Personnellement, pour avoir travaillé pour la cellule de renseignement financier pendant quelques années, je peux vous dire qu'en matière de lutte contre le blanchiment d'argent, le Luxembourg est un des pays à la pointe et ce, au niveau mondial.
L'année 2022 a tout simplement été impressionnante en matière de chiffres pour l'EPPO. On parle de 3.318 signalements pour des crimes financiers, 865 enquêtes lancées et 1.117 opérations actives pour des dégâts estimés à 14 milliards d'euros. On se demanderait presque pourquoi le parquet européen n'a pas été créé plus tôt...
Oui, c'est vrai. C'était une matière à laquelle les autorités nationales n'ont pas donné la priorité qu'elle méritait. C'était donc très important que l'Union européenne marque le coup et confie celle-ci, non pas à une autorité nationale, mais à une autorité européenne indépendante.
Il reste quand même de nombreux défis. Le budget de l'Union européenne représente un budget colossal. On parle de plus de 1.000 milliards d'euros. Nous devons donc être préparés et être réactifs pour pouvoir enquêter sur d'éventuelles nouvelles fraudes qui devraient apparaitre. Par ailleurs, dans le cadre du plan «EUNexGeneration» (plan de relance post-pandémie, NDLR), l'UE est déjà en train d'investir massivement dans les systèmes économiques des Etats membres pour, notamment, établir des canaux de coopération avec les autorités nationales et ainsi détecter au plus vite d'éventuelles nouvelles fraudes et agir en conséquence.
Nous avons émis l'idée de sensibiliser tout le secteur financier au travail du parquet européen. Cela permettrait de détecter au plus vite des activités et des transactions suspectes
Pensez-vous qu'il existe encore beaucoup d'argent sale qui passe toujours sous les radars?
Je pense que d'une manière générale, le niveau de détection doit être élevé dans tous les États membres. Nous travaillons actuellement là-dessus. De notre côté, nous restons un parquet, c'est-à-dire que nous sommes dépendants des informations que nous recevons et de la détection qui est faite en amont.
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Pour vous donner un exemple luxembourgeois, au cours de discussions avec la cellule de renseignement financier et la commission de surveillance du secteur financier, nous avons émis l'idée de sensibiliser tout le secteur financier au travail du parquet européen. Cela permettrait de détecter au plus vite des activités et des transactions suspectes qui pourraient être en lien avec notre compétence. C'est un projet que nous allons démarrer ensemble.
Lors du récent Qatargate, le scandale de corruption au sein du parlement européen, l'EPPO a-t-il joué un rôle?
En réalité, le Qatargate en tant que tel ne relève pas de la compétence du parquet européen, mais plutôt du parquet fédéral de Bruxelles en Belgique. Nous avons effectivement demandé la levée de l'immunité de deux parlementaires (Eva Kaili et Maria Spyraki, deux eurodéputées grecques, NDLR), mais il s'agissait d'une demande faite dans le cadre d'une autre enquête (des soupçons de fraude dans la rémunération d'assistants parlementaires, NDLR). Si nous ne sommes pas directement liés au Qatargate, nous gardons un oeil avisé sur l'enquête.
Lancé il y a un an et demi, le parquet peut se targuer d’avoir, rien que pour 2022, saisis plusieurs centaines de millions d’euros dans des affaires ou les dégâts sont évalués en milliards, à quoi attribuez-vous ce succès ?
Je pense que c'est tout d'abord grâce à l'organe en lui-même. Sans ce parquet, la vision des Etats membres ne serait que nationale et ne permettrait pas de faire de multiples liens dans ces dossiers transfrontaliers. C'est un travail d'équipe avant tout. Nous avons accès aux bases de données nationales, à l'expertise nationale mais aussi à l'expertise européenne. Tout cela ensemble nous permet d'être très efficaces.
Il est clair que ces opérations vont déboucher sur d'autres
Les récentes opérations vont-elles déboucher sur d'autres? Une opération encore plus «grosse» qu'«Amiral» est-elle en préparation?
Je ne peux évidemment pas parler des opérations en cours. Mais il est toutefois clair que ces opérations vont déboucher sur d'autres. C'est justement cela, notre plus grande force. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que nous disposons d'une équipe spécialisée en matière de TVA et qui est là pour centraliser toutes les informations disponibles sur les différentes affaires en cours et, le cas échéant, proposer l'ouverture d'autres dossiers à l'encontre d'autres sociétés qui seraient aussi impliquées.
Nous souhaitons presque doubler notre personnel ici à l'Office central, mais aussi augmenter nos effectifs au niveau national
Quel est le futur du parquet européen? Le Luxembourg souhaiterait notamment accueillir l'autorité européenne de lutte contre le blanchiment d'argent, est-ce également votre volonté ?
Je pense que ça ferait du sens, étant donné que le Luxembourg accueille déjà la Cour de justice et la Cour des comptes européenne. Avoir un regroupement d'institutions européennes, surtout en matière de blanchiment d'argent, qui relève également de la compétence de l'EPPO, fait donc totalement sens. De notre côté, nous profiterions totalement de cette proximité géographique.
Et en matière de recrutement?
C'est simple, nous parlons carrément de presque doubler notre personnel ici à l'Office central, mais aussi d'augmenter nos effectifs au niveau national. Le nombre déjà conséquent de dossiers que nous gérons va encore aller en augmentant, certains sont très complexes et nécessitent davantage de moyens.