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La Première vice-ministre des Affaires étrangères en Ukraine

«Poutine est un terroriste, rien de moins»

Entretien exclusif avec Eminé Dzhaparova, la Première vice-ministre des Affaires étrangères de l'Ukraine. Actuellement au Luxembourg dans le cadre d'une visite de travail, elle appelle à la responsabilité de toute l'UE et évoque la situation sur place.

Eminé Dzhaparova, la Première vice-ministre des Affaires étrangères de l'Ukraine, a fait spécialement le déplacement au Grand-Duché dans le cadre d'une visite de travail.

Eminé Dzhaparova, la Première vice-ministre des Affaires étrangères de l'Ukraine, a fait spécialement le déplacement au Grand-Duché dans le cadre d'une visite de travail. © PHOTO: Luc Deflorenne

Journaliste

L'actualité de ce jeudi, c'était sans conteste cette allocution du président ukrainien Volodymyr Zelensky devant la Chambre des députés luxembourgeois. Un discours poignant retransmis en direct par vidéoconférence. Toutefois, malgré l'absence physique du chef de l'Etat ukrainien, il y avait un peu de bleu et de jaune au sein du Parlement. Et pour cause, cette séance très spéciale a été rehaussée par la présence de Eminé Dzhaparova, la Première vice-ministre des Affaires étrangères de l'Ukraine. Cette dernière a fait spécialement le déplacement au Grand-Duché dans le cadre d'une visite de travail. Pour le Luxemburger Wort, elle a accepté de se confier sur son ressenti actuel de la guerre, la situation sur place ainsi que sur les besoins de l'armée ukrainienne.

Eminé Dzhaparova, ce jeudi matin, votre président a prononcé un discours poignant devant la Chambre des députés. Qu'en avez-vous pensé ?

«Je suis vraiment fière d'avoir un président comme Volodymyr Zelensky, qui joue un rôle crucial dans ce moment historique. Si on compare la situation avec celle de 2014, quand ma patrie, la Crimée, a été occupée, il y a une nette différence. A l'époque, je m'étais sentie très désespérée. Personne ne faisait rien. Je me demandais pourquoi nous ne nous battions pas pour nos terres et notre vie. A l'époque, mon peuple était sous le choc car nous avons été poignardés dans le dos par la Russie, qui prétendait être nos frères de nation. Je suis donc très fière d'avoir aujourd'hui un président aussi courageux et qui est devenu un symbole de la résistance.

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Pour moi, la partie la plus impressionnante de son discours est lorsqu'il a rappelé votre devise nationale qui est «nous voulons rester ce que nous sommes». C'est exactement ce que je ressens personnellement, ce même sentiment d'injustice qui a également eu lieu en 2014.

Quand l'occupation de la Crimée a eu lieu, nous tous, nous savions qu'il s'agissait d'une manoeuvre de Poutine. Et quand on a demandé à ce dernier s'il s'agissait de l'armée russe qui était sur place, il a nié et nous a menti, à nous tous, pas seulement à mon pays, mais aussi au monde entier. Et nous nous sommes menti à nous-mêmes en pensant que nous pourrions avoir un accord avec lui. Et maintenant, il est évident qu'il n'est pas possible de passer un accord avec un terroriste. Vous ne pouvez pas négocier avec un terroriste. Et c'est précisément pourquoi je suis ici, pour aider mon pays à gagner la guerre.

© PHOTO: Luc Deflorenne

Je suis donc très fière d'avoir aujourd'hui un président aussi courageux et qui est devenu un symbole de la résistance
Eminé Dzhaparova

Pouvez-vous justement en dire plus sur le but de cette visite et sur les rencontres que vous avez réalisées ce jeudi?

«Oui, ma matinée a commencé par un merveilleux échange avec le Premier ministre Xavier Bettel, qui s'est montré très humain. La première question qu'il m'a posée était de savoir comment allait ma famille. Et puis nous avons eu une conversation sur les demandes que j'ai apportées avec moi au nom de mon président, à savoir pour soutenir notre demande d'adhésion à l'UE. Cette demande s'exprime par le fait que nous nous battons pour l'Europe, nous nous battons pour des valeurs, pour les valeurs européennes, pour la liberté, pour la démocratie, pour la justice et pour le droit international.

Si Poutine n'est pas stoppé, pensez-vous qu'il y aurait une guerre de plus grande ampleur?

«Évidemment, je n'ai aucun doute à ce sujet. Je suis sûre que si elle n'est pas contenue, ce sera tout un pan de l'Europe qui disparaîtra. Nous aurons des scénarios de guerre dans d'autres pays européens, y compris en Géorgie, en Moldavie, en Pologne, dans les États baltes et d'autres pays.

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Cette candidature, elle représente l'avenir de l'Europe. Et c'est ce que Poutine redoute le plus. Il essaie aujourd'hui d'expliquer son crime par différents récits, en affirmant que mon pays est un État en faillite, que mon pays est un État corrompu. Mais je crois que le pays le plus corrompu et autoritaire au monde n'est autre que la Russie. Il suffit de citer cette pression sur les droits des femmes, sur les minorités nationales et les peuples indigènes.

Pour en revenir à la candidature européenne, la priorité d'aujourd'hui et celle que j'ai donnée au Premier ministre et à tous les autres ministres et à toutes les personnes que je rencontrerai, c'est d'élargir cette candidature autant que possible avec le maximum de pays. Le Luxembourg nous aide déjà grandement. Fournir des armes à un autre pays est quelque chose que vous n'aviez jamais fait auparavant. Nous apprécions grandement geste, c'est un énorme soutien.

Si cette guerre continue, ce sera tout un pan de l'Europe qui disparaîtra. Nous aurons des scénarios de guerre dans d'autres pays européens, y compris en Géorgie, en Moldavie, en Pologne ou dans les États baltes
Eminé Dzhaparova

Les armes, c'est assez comme aide selon vous?

«Au-delà de ce soutien matériel, le soutien de tous les pays dont celui du Luxembourg, nous permet également de garder le moral. Je crois que l'esprit de volonté de gagner est souvent sous-estimé. C'est pourtant ce qui nous anime aujourd'hui, plus que jamais. Nous devons garder cet esprit parce que personne ne s'attendait à ce que nous résistions pendant une centaine de jours. Faut-il rappeler que nous affrontons la seconde plus grande armée du monde avec une énorme puissance nucléaire? Poutine pense qu'il peut choisir un futur pour mon pays et notre peuple mais nous allons lui prouver le contraire.

Mais pensez-vous que le Luxembourg devrait faire davantage pour aider l'Ukraine?

«C'est exactement ce dont nous avons discuté aujourd'hui. Et je crois que le Premier ministre va nous apporter un grand soutien supplémentaire, non seulement en ce qui concerne la candidature, mais aussi en ce qui concerne des choses très visibles comme l'aide humanitaire. Ce vendredi, nous aurons une réunion avec le ministre de la Défense sur le matériel dont nous avons besoin. Si vous me demandez ce dont nous avons réellement besoin, il s'agit d'un armement complexe et varié. La Russie a évidemment un avantage énorme sur l'Ukraine en termes de capacité militaire. Si nous voulons gagner, nous devons améliorer les capacités militaires de l'armée ukrainienne avec des armes modernes. C'est la seule façon de gagner. Et c'est la seule façon pour l'Europe de gagner.

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Jusqu'ici, plus de 3.000 villes, villages et localités ont été occupés. Aujourd'hui, il n'y en a plus que quelques centaines. Cela dit, 20% du territoire reste toujours sous occupation russe. Il est clair que la victoire pour mon pays résidera dans la retraite complète des soldats russes, la restauration de l'économie ukrainienne et de ses infrastructures. De même, je pense que l'on ressentira les conséquences de l'insécurité alimentaire dans quelques mois, même dans une dynamique pire à cause de la crise pour, par exemple, l'huile de tournesol ou encore le pain.

Si nous voulons gagner, nous devons améliorer l'armée ukrainienne avec des armes modernes pour la rendre plus technologique. C'est la seule façon de gagner. Et c'est la seule façon pour l'Europe de gagner.
Eminé Dzhaparova

Il est toutefois clair que le danger nucléaire existe et que certains pays peuvent craindre des représailles russes en cas d'aides de matériel militaire de pointe...

«Si vous percevez Poutine comme un danger, cela signifie que vous devez vous rendre. Les Ukrainiens ont prouvé qu'ils étaient courageux et qu'ils ne se rendaient pas. 91% de la population ukrainienne soutient l'intégration de l'Ukraine à l'Europe et a une volonté très claire de devenir un membre à part entière de l'Union européenne. 93% des Ukrainiens croient en la victoire. La peur, c'est exactement ce que veut Poutine. Selon ma vision personnelle, rien n'est permanent. Si quelqu'un avait suggéré que la Finlande et la Suède pourraient devenir des membres de l'OTAN il y a trois mois, personne n'y aurait cru. Si quelqu'un avait suggéré que la Russie serait expulsée du Conseil des droits de l'homme, personne ne l'aurait cru. Si quelqu'un avait annoncé que des centaines d'entreprises étrangères allaient abandonner le marché russe, personne ne l'aurait cru non plus.

© PHOTO: Luc Deflorenne

Je crois que rien n'est impossible. Et en ce moment même, nous traversons des moments extraordinaires parce que nous sommes tous confrontés à la menace énorme de changer les règles du jeu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je crois que les autres pays européens doivent tirer des leçons des Ukrainiens, ne pas avoir peur et être assez courageux pour résister.

Comment évolue la situation sur le champ de bataille? Avez-vous eu des retours personnels?

«Les derniers échos montrent qu'il y a manifestement un groupe de forces armées russes qui a pour objectif de prendre le plus de terres possible. Leur objectif est d'avoir un corridor terrestre vers la Crimée, incluant la Moldavie. Ensuite, il faut savoir que 70% de l'économie ukrainienne en matière d'exportation se fait par la mer et en bloquant la mer d'Azov, la Russie met à mal cette économie très importante. Ils nous ont coupé tout accès à la mer et donc aux stocks de produits existants et aux chaînes logistiques, ce qui nous a affaiblis et fait peser une grande menace. Je trouve cela très pervers que le président Poutine essaie toujours de convaincre certains pays que l'insécurité alimentaire est le résultat de la position de l'Ukraine ou des activités de l'Ukraine, ce qui est insensé.

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Il est clair que la Russie a attaqué mon pays pour la deuxième fois de manière très brutale. Il suffit de voir ce qui s'est passé dans des villes comme Boutcha pour se rendre compte de l'horreur de la situation: charniers, viols, tortures, etc. Et d'ailleurs, les soldats russes ont reçu l'ordre de commettre ce genre d'actes. Ils ont eu pour instruction de tuer des gens. J'ai eu écho d'incidents totalement inimaginables. Je pense par exemple à cet enfant de 11 ans violé devant sa mère et dont désormais sa seule façon de communiquer avec le monde est de dessiner des lignes noires sur du papier blanc. Et puis je pense également à trois filles de neuf ans qui ont été violées devant leurs parents. Il y a aussi eu des hommes qui ont été abattus alors qu'ils faisaient la queue pour aller chercher du pain ou un autre qui se baladait simplement à bicyclette. Un autre Ukrainien a été lâchement tué car il avait refusé de donner son téléphone à des soldats russes.

Il y a eu des hommes qui ont été abattus alors qu'ils faisaient la queue pour aller chercher du pain. Un autre Ukrainien a été lâchement tué car il avait refusé de donner son téléphone à des soldats russes.
Eminé Dzhaparova

Nous sommes au 21e siècle et on peine à croire que ce genre de barbarie peut encore exister. En passant dans le centre de Luxembourg ce matin, j'ai vu ce à quoi ressemble la vie normale: des gens buvant un café en terrasse, le sourire aux lèvres. Ce sentiment d'avoir une vie normale me manque terriblement, de même qu'à l'ensemble de la population ukrainienne. Les Européens doivent comprendre la chance qu'ils ont à l'heure actuelle.

A propos de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, certains disent que cette procédure pourrait prendre des dizaines d'années. Comment ce processus pourrait-il être accéléré selon vous?

«Permettez-moi d'insister sur le fait que notre héritage politique, notre aspiration européenne n'est pas apparue hier à cause de la guerre. Chaque aspect de notre société était conforme aux normes européennes: les soins de santé, l'éducation, le système de gouvernance, la réforme judiciaire, les réformes économiques, le système bancaire, etc.

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Toutes étaient jusqu'à présent conformes aux exigences de l'UE. Et nous avons d'ailleurs réussi à mettre en œuvre 63% de l'accord d'association. Et je pense que c'est un résultat énorme et c'est ce que nous demandons de prendre en compte. Le statut de candidat devrait être accordé à l'Ukraine comme une évaluation de nos progrès, de nos succès, que nous avons réalisés pendant huit ans, même si nous étions attaqués.

Je pense qu'il est inutile de donner un délai précis pour ce genre de demande. Nous ne savons tout simplement pas ce qui va se passer. Personne ne peut d'ailleurs prévoir ce qui arrivera dans un mois.

En tant que Première vice-ministre des Affaires étrangères en Ukraine, avez-vous eu l'occasion de vous intéresser à la situation des réfugiés ukrainiens au Luxembourg?

«Effectivement, ce jeudi, j'ai assisté à une merveilleuse réunion avec le collectif LUkraine, une communauté qui opère au Luxembourg depuis 2014. Ce sont des gens vraiment merveilleux, très motivés. Ils font vraiment de leur mieux pour l'Ukraine afin de collecter des ressources financières et matérielles. Ils ont réussi l'exploit d'apporter des tonnes d'aide humanitaire à l'Ukraine. C'est énorme. Selon différentes estimations, environ 7.000 Ukrainiens vivent actuellement au Luxembourg. Le Premier ministre Bettel nous a expliqué que le gouvernement fait de son mieux pour aider, par exemple, les plus jeunes Ukrainiens à avoir droit à l'éducation. Cela permet de protéger les générations futures et forcément, nous sommes très reconnaissants pour cela.

Je suis également très heureuse de voir que les communautés sont très actives au Luxembourg. J'ai vu que des manifestations pro-Ukraine ont lieu chaque samedi. Un grand merci à eux.»

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