«Sans le train, le village semble mort»
Depuis l'effondrement partiel du tunnel de Schieburg, l'interruption du trafic ferroviaire dans le nord du Luxembourg perturbe le quotidien de bon nombre de personnes. Reportage.
Vivement le 11 décembre... © PHOTO: António Pires
C'est un samedi matin et, hormis un habitué assis au comptoir, le café Orion de Troisvierges est désert. A la tête de l'établissement depuis près de deux décennies, Isabel Ferreira n'a jamais vu ça: «Nous sommes à dix mètres de la gare et chaque fois que le train arrivait, nous savions que la ''maison'' allait être pleine. Surtout le samedi, quand les gens venaient en masse pour faire du trekking dans la forêt, ou se balader le long des pistes cyclables...»
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D'ordinaire, un train en provenance de la capitale débarque toutes les heures. Mais depuis le 27 août, et l'effondrement partiel du tunnel de Schieburg entre Kautenbach et Wilwerwiltz, la vie des habitants du nord du pays est bouleversée.
La ligne 10, qui relie la gare de Luxembourg à Liège (Belgique) à travers la campagne isolée de l'Oesling, est désormais hors service sur une grande partie du trajet. Du nord au sud, seule la section entre Troisvierges et Clervaux est ouverte. Dans le sens inverse, les trains s'arrêtent à Kautenbach, laissant Wilwerwiltz, Drauffelt, Clervaux et Troisvierges sans accès direct à la capitale. Des bus de substitution ont été mis en place, mais un trajet qui prenait autrefois une heure prend désormais deux fois plus de temps.
Pour beaucoup, c'est une tragédie. «Les gens ici sont très en colère», déclare la propriétaire de l'Orion à Troisvierges. J'ai des clients qui travaillent dans la capitale et qui n'ont pas de voiture. Il leur fallait auparavant un peu plus d'une heure pour se rendre au travail, mais il leur faut maintenant trois heures en transports publics. Imaginez ce que c'est: trois heures là, trois autres ici et huit heures au travail. C'est 14 heures! Ce n'est pas une vie!» Au point qu'un groupe de locaux a tout simplement décidé de faire ses valises. «C'était mes clients de tous les jours. Maintenant, ils doivent louer un AirBnB pendant la semaine pour pouvoir travailler. Puis ils reviennent pour le week-end.»
Isabel Ferreira tient le café Orion à Troisvierges. © PHOTO: António Pires
Portugaise, originaire d'Aveiro, c'est justement en train qu'Isabel Ferreira est arrivée au Luxembourg. C'était en décembre 1972. Elle avait six ans et dans son souvenir régnait comme un parfum d'aventure. «Nous avons dû changer de train à Paris pour venir au Luxembourg. Et nous ne nous sommes même pas arrêtés en ville, nous sommes allés directement à Troisvierges. C'était l'hiver et ma première impression a été de voir à quel point les maisons étaient chaudes. Tout était chauffé», se souvient Isabel Ferreira, étonnée de voir ce si petit village être toujours si plein de vie. «C'était grâce au train... Mais depuis cet éboulement, plus personne ne vient...»
Si une telle chose arrivait dans le Sud, tout le monde en parlerait, mais comme c'est ici, dans le Nord, c'est facile de nous ignorer...
Soudain, le client luxembourgeois prend part à la conversation. Il raconte les trois heures qu'il lui a fallu la semaine dernière pour se rendre à l'hôpital central de Belair. «C'est ce que vous entendez maintenant, tous les jours, précise Isabel Ferreira. Si une telle chose arrivait dans le Sud, tout le monde en parlerait, mais comme c'est ici, dans le Nord, c'est facile de nous ignorer... Je comprends qu'ils ne puissent pas ouvrir la ligne, mais ils doivent voir que les particuliers, les commerces et les écoles sont touchés, déclare-t-elle avant d'ajouter: «Le pire dans tout ça, c'est cet isolement. Sans le train, le village semble mort.» Et comme l'ont annoncé les CFL (Chemins de fer luxembourgeois), la circulation sera interrompue jusqu'au 11 décembre.
La circulation est interrompue jusqu'au 11 décembre au moins. © PHOTO: António Pires
Il faut non seulement enlever tous les gravats des quatre mètres qui se sont effondrés, mais aussi reconstruire une structure solide. Le tunnel de Schieburg, long de 240 mètres, a été construit en 1863. Plusieurs études géologiques sont en cours pour comprendre les causes d'un effondrement qui eut lieu alors que la ligne 10 était fermée depuis une semaine pour des travaux de maintenance. Si cela n'avait pas été le cas, l'accident aurait pu avoir des conséquences dramatiques.
Le plan de transport de remplacement est en place. Des bus circulent de Clervaux directement vers Ettelbruck, avec des arrêts à Drauffelt et Wilwerwiltz. Celui qui veut se rendre à la capitale depuis Troisvierges doit prendre le train jusqu'à Clervaux, le bus jusqu'à Ettelbruck, et reprendre le train. L'un des grands problèmes dont se plaint la population est l'augmentation considérable du trafic routier sur la Nationale 7. Isabel Ferreira s'en est plainte aussi. «Ceux qui ont une voiture n'utiliseront plus les transports publics. Et vous savez quel est le problème? Les gens s'habituent à reprendre leur voiture. Je suis prête à parier qu'il y aura encore beaucoup d'embouteillages, même après la réouverture du trafic», soupire-t-elle.
Impact sur le tourisme
Yves Radelet donne son nom à ce qui est probablement le restaurant le plus coté de l'Oesling. Précurseur de la cuisine moléculaire au Grand-Duché, le Belge s'est installé dans le nord du pays après avoir passé plus de dix ans à la tête d'une cuisine dans la capitale et après avoir été élu en 2008 chef de l'année, à la suite de quoi il a reçu le label Gault & Millau. Mais il y a dix ans, il a décidé de changer de registre et d'acheter une ferme à Drauffelt. Depuis cinq ans, il y sert son art. Yves Radelet cuisine exclusivement avec des ingrédients locaux.
Le miel vient d'à côté, les produits laitiers d'une ferme de Kalborn, et puis il y a tous les gadgets qu'il crée sur une imprimante 3D pour servir les plats ou créer différents moules. Ses fromages, en forme de carte du Luxembourg, sont devenus célèbres. S'il propose des plats à la carte, c'est son menu dégustation à 59 euros, cuisiné au milieu de la salle à manger, qui attire les foules à Drauffelt. Le restaurant d'Yves Radelet peut accueillir 70 convives et a l'habitude de toujours faire salle comble. Mais l'absence de train a tout changé. Jenniffer Murgia-Radelet, qui est non seulement son épouse mais aussi l'hôtesse de la maison, regarde la liste des réservations pour le dimanche. «C'est le jour où généralement le plus de gens viennent en train...»
Nous n'avons jamais eu moins de 40 personnes à ces événements, maintenant, on en a à peine huit...
Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Un repas chez Yves Radelet dure en moyenne trois heures et, le dimanche, des familles entières en profitent pour visiter la région le matin, puis se rendent dans le temple gastronomique du chef belge. L'occasion donc de traverser le paysage bucolique des Ardennes et de pouvoir enchaîner avec un déjeuner bien arrosé tout en rentrant chez soi prudemment par la voie ferrée. «C'est pourquoi nous remplissons toujours le restaurant ce jour-là», dit sa femme. 70 réservations et surtout une liste d'attente. «Maintenant, on en a à peine la moitié...» Le chef acquiesce et donne un exemple encore plus flagrant.
Une ligne de bus de substitution supplémentaire
Une ligne de bus de substitution supplémentaire, en plus de l'offre déjà mise en place, va ainsi être mise en oeuvre entre Ettelbruck et Troisvierges dès ce lundi 3 octobre. Elle desservira également les arrêts/gares de Wilwerwiltz, Drauffelt et Clervaux. Elle «permettra de remettre en place, en semaine, une cadence semi-horaire (un bus plus ou moins toutes les demi-heures) entre Clervaux et Ettelbruck» informent les CFL dans un communiqué.
Les voyageurs empruntant les bus de substitution entre Ettelbruck et Clervaux (et vice-versa) profiteront ainsi d’une correspondance améliorée avec les trains, qui circulent selon une cadence semi-horaire entre Luxembourg et Ettelbruck.
En automne, l'office du tourisme d'Oesling organise généralement des promenades gastronomiques dans la région. Les participants se retrouvent le matin à Clervaux, effectuent une promenade guidée de dix kilomètres et débarquent sur place pour le déjeuner. «Nous n'avons jamais eu moins de 40 personnes à ces événements, maintenant, on en a à peine huit... », explique-t-il. A Wilwerwiltz, il n'y a pas non plus de trafic, et c'est précisément pour cette raison que les rues du village sont désertes.
Nous ne pouvons pas nous empêcher d'être inquiets lorsqu'un trajet qui durait 30 minutes prend maintenant trois fois plus de temps
Adli et Ria Litgove sont désormais les seuls occupants du camping. Des ressortissants néerlandais, ils viennent ici depuis 28 ans. «C'est la porte d'entrée des Ardennes, donc c'est toujours plein de monde. En août, c'est trop, alors nous préférons le mois de septembre, explique l'homme, mais maintenant nous arrivons ici et nous sommes confrontés à un scénario que nous n'avons jamais vu auparavant. Il n'y a personne dans les rues, personne qui passe à pied ou à vélo, le camping est complètement vide, alors qu'il était toujours plein à cette époque de l'année». Sa femme le regarde et sourit : «On dirait qu'il y a eu une catastrophe nucléaire ou quelque chose comme ça... Cet endroit ressemble à un village fantôme maintenant. Encore plus qu'à l'époque de la pandémie.»
Le problème de l'école
Ce qui est un avantage pour le lycée de Clervaux est aussi un inconvénient... La grande école internationale du nord du pays propose des cours si spécifiques qu'elle attire des personnes de tout le pays. «Nous avons plusieurs étudiants qui viennent ici de la ville de Luxembourg, par exemple», indique Jean Billa, le directeur de l'établissement scolaire. «Et bien sûr, ceux qui viennent en train. Maintenant, ils ont une vie beaucoup plus compliquée. Sur les 900 élèves, 50 à 80 viennent en train chaque jour. Nous avons beaucoup d'élèves qui viennent d'Ettelbruck, donc nous savons que la ligne est perturbée. Cela perturbe les activités récréatives et extrascolaires.»
Jean Billa, directeur du lycée de Clervaux © PHOTO: António Pires
La continuité de la ligne vers le nord est stratégique. Il y a beaucoup d'élèves dans les villages situés plus au nord, et le fait qu'il y ait un train sur cette ligne permet d'éviter que l'ampleur du problème ne s'aggrave : «Mais nous ne pouvons pas nous empêcher d'être inquiets lorsqu'un trajet qui durait 30 minutes prend maintenant trois fois plus de temps», déclare le directeur de l'école. Néanmoins, il loue le réseau de transport public et scolaire qui a été mis en place rapidement par le CFL. «Nous sommes tous conscients que la sécurité doit passer avant tout et que la ligne ne sera pas fermée éternellement», déclare Jean Billa.
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«Je préfère avoir un esprit positif et penser que d'ici décembre, ce sera le retour à la normalité.» Les écoles, après tout, ont dû faire face à bien pire, comme la crise sanitaire et toutes les contraintes liées au confinement.
Pour au moins la durée de l'automne, les habitants du nord du pays doivent s'adapter aux inconvénients du train qui ne circule pas. Les commerçants souffrent, le tourisme souffre, tout comme les étudiants et les travailleurs qui doivent se rendre dans la capitale tous les jours. Face à l'effondrement d'un tunnel, il n'y a pas beaucoup d'alternatives. Mais sans ligne ferroviaire, l'isolement est renforcé.
Cet article a été publié pour la première fois sur Contacto