«Si Google parvient vite à acquérir 33 hectares...»
Chercheur en géographie sociale au Liser, Antoine Paccoud a été le premier à démontrer que seules 16.000 personnes possèdent 65% des terrains constructibles au Grand-Duché. En amont d'un nouvel échange à la Chambre sur l'immobilier, il évoque les possibilités pour faire évoluer la donne.
Pour Antoine Paccourd, chercheur au Liser, l'Etat doit devenir un contrepoids aux grands propriétaires et aux promoteurs pour faciliter la construction de logements. © PHOTO: Anouk Antony
Vous êtes l'auteur d'une note, publiée en février 2019 par l'Observatoire de l'habitat, qui indiquait que 16.000 personnes détenaient 65% des terrains constructibles au Luxembourg. C'était il y a près de 18 mois et vos données remontaient à 2016. La donne a-t-elle changé depuis ?
Antoine Paccoud - Je ne possède aucune donnée plus récente, car cet exercice était lié à l'estimation du potentiel foncier et qui consiste à relever toutes les parcelles qui sont incluses dans les plans d'aménagement généraux des communes. Sur base de ces informations, nous nous sommes adressés à l'administration du cadastre pour obtenir des informations sur les propriétaires au travers d'un code anonyme unique par propriétaire. Ce genre de phénomène évolue lentement, le constat général reste donc valable.
Selon vous, la forte concentration dans les mains d'un petit nombre de personne produit non seulement de l'exclusion sociale, mais confère aussi un pouvoir démesuré aux propriétaires privés. La volonté affichée du ministre du Logement de reprendre la main peut-elle se concrétiser?
Il faut savoir que la très grande majorité des terrains disponibles, à peu près 90%, se trouvent aux mains de privés. Et donc les pouvoirs publics ne disposent que d'une très petite marge de manœuvre sur ce qui se passe dans le marché immobilier. Et donc, à l'inverse, que les privés, personnes physiques ou morales, disposent d'un élément très important sur la production de logements, que ce soit en termes de rapidité ou de quantité.
Or, seul un très petit nombre de terrains sont échangés par ces propriétaires. Des propriétaires qui sont autorisés à découper eux-mêmes leur terrain et qui cherchent à créer du haut de gamme pour maximiser leurs profits. Deux phénomènes auxquels il faut ajouter le nombre très restreint de promoteurs importants qui sont en compétition les uns avec les autres. C'est cette notion de double concentration qui fait grimper les prix et empêche la construction des 80.000 logements potentiels sur les 3.000 hectares de terrains considérés comme disponibles dans tout le pays.
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Dans ce contexte, quels sont les leviers dont peut disposer l'Etat pour tenter de briser cette logique, devenue la norme au cours des dernières années?
Par le passé, l'Etat est parvenu à acquérir des terrains, notamment pas moins de 300 hectares au Kirchberg dans les années 1960. Cette opération s'est faite, dans certains cas, avec le recours à l'expropriation. Particularité du Luxembourg, cette notion recouvre une très large panoplie de mesures ou en tout cas semble toucher des droits de manière très diffuse. Est considéré ici comme de l'expropriation le fait de rendre non constructible une parcelle qui a été laissée en friche, car les propriétaires perdraient la valeur potentielle de leur terrain.
Je ne comprends pas bien pourquoi puisque cette décision est bien différente de celle qui consiste à forcer quelqu'un à vendre en échange d'une compensation fixée comme cela existe en Angleterre ou en France par exemple. Pour moi, il faut donc qu'il y ait un contrepoids à la dynamique de construction de logements par le privé. Un contrepoids à ce quasi-monopole des propriétaires. Si l'Etat s'impliquait de manière vraiment active et y mettait les moyens en développant 15 projets de type Elmen dans tout le pays, il y aurait alors un marché alternatif qui se constituerait et qui absorberait une partie de la demande.
Quelles solutions imaginez-vous pour rendre cette idée applicable?
Je sais que ce sont des choses qui fâchent, car cela va à l'encontre de la pensée dominante en faveur du respect du marché et de jouer le jeu des propriétaires privés, mais l'idée d'imposer des forfaits existe. Cela a été fait notamment dans les années 1970, 1980 et 1990 lors de la protection des zones industrielles par exemple avec l'achat de terrains à un prix forfaitaire. C'est ce qu'il s'est passé à Dudelange, par exemple. Pourquoi ne pas répéter l'expérience?
Autre option envisageable, l'acquisition de terrains situés en dehors de zones constructibles, quitte à les déclarer constructibles plus tard. Il est aussi possible d'imaginer la mise en place d'un impôt foncier, ce qui risque de faire réfléchir à deux fois les propriétaires qui n'ont peut-être pas des revenus immenses mais qui possèdent un patrimoine latent conséquent. Je peux aussi m'imaginer la mise en place d'un système où les propriétaires auraient un laps de temps défini pour exploiter le terrain constructible sous peine de voir les taxes augmenter. Il existe enfin le droit de préemption qui permet à l'Etat d'intervenir dans une transaction entre le cartel des propriétaires et celui des promoteurs immobiliers et de briser ce cercle vicieux.
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Vous estimez donc que les choix adoptés ces dernières années ne vont pas assez loin?
Je trouve très bien qu'il y ait des grands projets, car cela va produire des logements. C'est un bon début, mais il en faut plus. Ce devrait être une priorité nationale. Si Google parvient en peu de temps à acquérir 33 hectares pour implanter un data center... Quand il y a des besoins pressants dans le domaine économique, on ne lésine pas sur les moyens pour faire réaliser un projet. Pourquoi ne pas utiliser cette même énergie et cette même urgence pour le logement et en faire une priorité nationale...
Qu'est-ce que cette situation dit de la société luxembourgeoise?
Les propriétaires qui détiennent les terrains constructibles constituent une véritable minorité. 16.000, c'est le nombre global de personnes privées, mais ce chiffre englobe les personnes qui possèdent très peu de terrain. Les personnes qui détiennent vraiment des espaces constructibles et qui pourraient faire bouger les choses sont en réalité moins de 1.000. Moins de 1.000 personnes dans un pays de 626.000 habitants, cela me semble dérisoire. Ce que je trouve encore plus étonnant, c'est que la population soit prête à défendre implicitement les droits de cette minorité à profiter à l'extrême du système.
Il faut rappeler que ces propriétaires n'ont rien fait pour être dans cette position, la valeur des terrains qu'ils possèdent dépend du développement économique du pays qui a été réalisé par tout le reste de la population. Ces propriétaires sont assis sur des biens qui prennent de la valeur quand les autres travaillent. S'il existe un intérêt des propriétaires à voir les prix augmenter, car s'opposer au fait de voir son patrimoine grandir n'aurait pas de sens, s'interroger sur le rythme de croissance peut en avoir, car le niveau atteint ces trois dernières années n'est pas justifié par les seuls fondamentaux de l'économie.
Donc vous pensez qu'une bulle immobilière est en train de se former?
Ce n'est pas mon domaine, je ne peux donc pas l'affirmer. Ce que je constate, c'est que les prix de l'immobilier ont atteint un nouveau plateau. Si une croissance annuelle de 5% pouvait s'expliquer par le fait que le Luxembourg reste un pays attractif, le passage à 11% de croissance annuelle s'explique plus difficilement. Outre le fait que cela empêche les nouveaux arrivants d'acquérir un logement, cela a aussi des effets collatéraux dont l'incertitude. Ce qui peut, au final, impacter l'attractivité du pays. Raison pour laquelle je pense qu'il devrait y avoir une réflexion publique pour tenter de calmer un peu le jeu.