Un journal et son histoire : comment le "Luxemburger Wort" a été créé
Le "Luxemburger Wort" a été fondé à l'initiative de l'évêque Johannes Theodor Laurent (1804-1884) et d'un petit groupe de catholiques. © PHOTO: Photo d'archives
Le "Luxemburger Wort" était un enfant de la liberté de la presse introduite en 1848. Voici les étapes qui ont été importantes dans l'évolution du journal.
Par Jean-Louis Scheffen
Pour comprendre la naissance du Luxemburger Wort, il faut se replonger dans les conditions politiques qui prévalaient au Grand-Duché au milieu du XIXe siècle. Le pays était dominé par une bourgeoisie essentiellement conservatrice. Comme partout en Europe, elle était attachée à un positivisme croyant en la science et au progrès, et par conséquent extrêmement critique envers la religion. Le catholicisme était certes ancré dans le grand public, mais il était politiquement dans l'opposition et n'était pas représenté en tant que force propre dans le parlement librement élu, qui comprenait le Luxembourg dans sa constitution de 1848.
Le 15 mars 1848, la censure de la presse fut abolie par Guillaume II, la déclaration de liberté de la presse fut faite par proclamation gouvernementale le 20 mars. Trois jours plus tard, le 23 mars, le premier numéro du "Luxemburger Wort" paraissait déjà. © PHOTO: Photo d'archives
Pour comprendre la naissance du Luxemburger Wort, il faut se replonger dans les conditions politiques qui prévalaient au Grand-Duché au milieu du XIXe siècle. Le pays était dominé par une bourgeoisie essentiellement conservatrice. Comme partout en Europe, elle était attachée à un positivisme croyant en la science et au progrès, et par conséquent extrêmement critique envers la religion. Le catholicisme était certes ancré dans le grand public, mais il était politiquement dans l'opposition et n'était pas représenté en tant que force propre dans le parlement librement élu, qui comprenait le Luxembourg dans sa constitution de 1848.
Les milieux catholiques voulurent immédiatement profiter de l'octroi de la liberté de la presse en mars 1848 pour faire entendre la voix chrétienne.
Dès le 23 mars, un premier «journal à l'essai» est paru, avec un programme en huit points qui illustrait l'ambition des créateurs du journal : il voulait s'adresser à tous les citoyens et à toutes les couches sociales du pays, s'engager pour le «bien du pays», être un journal informatif conformément à l'orientation choisie «pour la vérité et le droit».
Basé sur la vision chrétienne du monde, il serait tolérant sur le plan religieux, mais «répliquerait tout aussi directement aux attaques directes».
Défendre systématiquement la position catholique
L'esprit combatif a marqué le journal dès sa création, dans l'esprit du vicaire apostolique de Luxembourg, Mgr Johannes Theodor Laurent. Il a probablement joué un rôle déterminant dans la création du Luxemburger Wort, même si les détails manquent à ce sujet. Le gouverneur La Fontaine avait déjà accusé Laurent d'avoir fomenté les troubles révolutionnaires qui avaient éclaté dans la capitale en mars 1848, de sorte qu'il dut quitter le pays dès le mois de mai suivant.
Lire aussi :Le «Luxemburger Wort» gagne des lecteurs
Le prêtre allemand Eduard Michelis, ancien secrétaire de l'archevêque de Cologne, qui fut nommé premier rédacteur en chef du nouveau journal, était également contestable. Lorsque Mgr Johannes Theodor Laurent fut disculpé en mai 1848 par une enquête judiciaire, le Luxemburger Wort demanda une «compensation pour l'évêque faussement accusé». Cela conduisit à une perquisition dans les locaux de la rédaction et à la saisie de documents. Eduard Michelis a été inculpé, mais il s'est entêté et n'a pas comparu devant le tribunal. Cette attitude lui valut la peine maximale de six mois de prison et une amende de 2.000 francs. Le mécontentement qui s'est alors répandu dans la population catholique a conduit à l'amnistie d'Eduard Michelis peu de temps après.
Le Luxemburger Wort dut encore faire l'expérience plusieurs fois par la suite que la liberté de la presse avait des limites. Des procès et des entraves de toutes sortes étaient à l'ordre du jour de ce journal inconfortable pour les milieux libéraux et qui défendait systématiquement la position catholique. Il s'engageait notamment en faveur des couches de la population qui n'avaient pas voix au chapitre dans un État gouverné par la bourgeoisie : les petits paysans, les ouvriers, les artisans et les commerçants. Dès le début, le nouveau journal s'est engagé pour le suffrage universel, qui devait remplacer le suffrage censitaire, un système d'inégalité sociale puisqu'il était lié au montant des impôts payés.
Le long chemin vers la propre maison d'édition
Avec de telles revendications, le Luxemburger Wort se retrouvait souvent seul sur le terrain éditorial. La création d'un parti chrétien-social prendra encore de nombreuses années. Le succès du journal au cours de ses premières décennies montre que son engagement a été apprécié à sa juste valeur. Alors qu'il y avait d'abord deux, puis bientôt trois numéros par semaine, la fréquence de parution passa à quatre en 1861, à cinq en 1863 et à six en 1864. En 1864, 1.000 exemplaires ont été imprimés, ce chiffre est passé à 3.000 pendant la guerre franco-allemande. La partie consacrée à l'étranger avait entre-temps été élargie, tout comme la partie locale et le feuilleton.
En 1855, Eduard Michelis fut remplacé par l'abbé Nic Breisdorff à la tête de la rédaction minimaliste, qui dirigea le journal jusqu'en 1885. Il fut suivi pendant une courte période par Jean-Baptiste Fallize, qui fut nommé préfet apostolique de Norvège en 1887. Avec André Welter, le premier non-clerc a pris le poste de «directeur principal de la rédaction». Plusieurs années s'écouleront encore avant qu'une équipe rédactionnelle plus importante ne soit mise en place.
Les imprimeries et les éditeurs se succédèrent au fil des ans ; ce n'est qu'en 1887 que la société Saint-Paul fut fondée avec sa propre imprimerie. Selon la loi sur la presse de l'époque, l'imprimeur était responsable du contenu des imprimés qu'il produisait, ce qui s'appliquait également aux journaux. Au cours des premières décennies, cela a eu pour conséquence que les relations entre l'imprimerie et la rédaction étaient souvent tendues, l'imprimeur voulant éviter les affaires judiciaires auxquelles conduisait parfois l'attitude critique du Luxemburger Wort. Ce n'est qu'avec la création de sa propre société d'édition que le quotidien catholique disposera désormais d'une base juridique et financière solide. jls
1914 - 1940: entre guerre et totalitarisme
A la fin du 19e siècle, le Luxembourg entre dans une phase de stabilité politique et économique. En 1890, Adolphe de Nassau monte sur le trône grand-ducal après l'extinction de la lignée masculine néerlandaise d'Orange-Nassau. Aujourd'hui encore, ses descendants sont à la tête du Grand-Duché. Deux ans plus tôt, en 1888, le libéral sans parti Paul Eyschen avait pris le poste de ministre d'État ; il l'a conservé jusqu'à sa mort en 1915.
Numéro du 3 août 1914 : le Luxembourg est occupé par les troupes allemandes. Le "Luxemburger Wort" a pu continuer à paraître, même si c'était sous la pression des occupants. © PHOTO: Photo d'archives
L'industrie sidérurgique apporte au pays une prospérité qu'il n'avait jamais connue auparavant. La révolution industrielle a entraîné la formation de nouvelles couches sociales, formées d'ouvriers et d'employés. Ces bouleversements entraînèrent une montée en puissance des forces socialistes. Dans le Luxemburger Wort, la voix chrétienne s'articulait autour de la question sociale, entre autres dans des suppléments intitulés «Soziale Streiflichter» («Coup de projecteur social», à partir de 1903) ou «Der Arbeiter» («L'ouvrier», à partir de 1906).
Le libéralisme et le socialisme s'unissaient dans le rejet de la religion et de l'Eglise. Au Luxembourg, cet anticléricalisme s'est particulièrement enflammé lors de la querelle scolaire qui a culminé avec un projet de loi de 1912 menaçant l'influence de l'Église dans le système scolaire. Dans cette question également, le Luxemburger Wort était le principal organe de parole de la politique chrétienne, du moins jusqu'en 1914, date à laquelle le parti de droite, précurseur de l'actuel CSV, fut fondé avec son soutien.
Le Wort renforce sa position
Pendant la Première Guerre mondiale, les occupants allemands ne touchèrent pas au système politique luxembourgeois, du moins tant que leurs intérêts de guerre n'étaient pas menacés. Le Luxemburger Wort pouvait continuer à paraître. Le pouvoir d'influence des occupants s'est révélé en 1917, lorsque le refus de la rédaction de publier des articles favorables à l'Allemagne a été contré par la réduction de l'approvisionnement en papier.
La fin de la guerre plongea le Luxembourg dans une crise qui semblait signifier la fin de la monarchie au Grand-Duché. Avec les autres forces catholiques (clergé, «Volksverein» et parti de droite), le journal fit campagne pour que la population s'accroche à cette forme de gouvernement, ce qui se traduisit par le résultat de la consultation populaire du 26 octobre 1919. Pour la première fois, le suffrage universel, introduit peu de temps auparavant, a été appliqué et les femmes en ont également bénéficié. Les élections législatives qui se déroulèrent le même jour confirmèrent en outre le parti de droite, dont la majorité absolue marqua le début d'une époque où les forces chrétiennes-sociales dominaient la politique luxembourgeoise.
Leur montée en puissance a entraîné un recul du rôle politique du Luxemburger Wort au cours des années suivantes. Son influence sociale n'a cependant jamais été aussi grande, avec un tirage de plus de 50.000 exemplaires au milieu des années trente (pour une population totale d'environ 300.000 personnes). Malgré sa présentation plutôt conservatrice, le journal s'adapta constamment aux nouveaux développements : en 1919 avec le supplément «Die Luxemburger Frau» («La femme luxembourgeoise») et la «Revue de presse» culturelle et littéraire à partir de 1932 (depuis 1946 «Die Warte»). A partir de 1919, les premières reproductions de photos sont également imprimées dans des annonces publicitaires et à partir de 1922, des photos apparaissent dans la partie rédactionnelle.
Vers la vérité par des voies détournées
Dans une première phase, le Luxemburger Wort négligeait les dangers émanant du fascisme et du national-socialisme, tout comme le faisaient les représentants des partis bourgeois. On voyait plutôt l'ennemi dans le «bolchevisme» athée, ce qui eut pour conséquence qu'en 1937, lors de l'affaire «Maulkuerf», le Wort soutint le projet de loi du ministre d'État Joseph Bech, qui voulait ainsi interdire le parti communiste. Un référendum fit échouer ce projet.
Contrairement à 1919, il s'avéra qu'un grand journal catholique ne pouvait pas non plus déterminer l'opinion d'une population majoritairement catholique. Parmi les aspects les moins glorieux du Luxemburger Wort à cette époque, il y a certainement un antisémitisme qui transparaissait déjà dans certains articles depuis le XIXe siècle, comme il était alors très répandu en Europe.
Lorsque les premières mesures contre les juifs furent prises en Allemagne immédiatement après l'arrivée au pouvoir d'Hitler fin janvier 1933, le Wort écrivit que le «déséquilibre ( ?) en faveur du judaïsme» ne devait certes pas être résolu par «la force brutale et la persécution», mais par la «voie pacifique de la réglementation et de la législation», avec «des dispositions confessionnelles et raciales pour certaines professions» et un «contrôle économique et financier, en particulier dans son lien judéo-international»- à lire sous le titre «Beaucoup de cris» dans l'édition du 1er avril 1933.
Le ton critique à l'égard du régime nazi prit cependant rapidement le dessus dans les comptes rendus du Luxemburger Wort, qui reconnaissait que ce n'était pas le communisme, mais l'idéologie brune qui représentait la plus grande menace pour l'Europe. Il en fut de même pour le petit Grand-Duché «neutre», et ce de manière bien pire qu'en 1914. jls
1940 - 1944: sous le diktat de l'uniformisation
Aux premières heures du 10 mai 1940, les troupes allemandes franchirent la frontière et occupèrent le petit Luxembourg sans combattre. A la dernière minute, les occupants sont intervenus dans l'édition du Luxemburger Wort prête à être imprimée. Le lecteur remarquait à plusieurs endroits des espaces blancs, comme sur la première page où seul le titre du roman à suivre, Unter drohenden Wolken, annonçait le malheur, tandis qu'à la page 6, sous le titre en deux colonnes «Luxemburg von den Deutschen besetzt» («Le Luxembourg occupé par les Allemands», ndlr), un espace vide était béant.
Le «Mémorandum du gouvernement du Reich au gouvernement luxembourgeois» de la veille, dans lequel Berlin avait assuré «que l'Allemagne n'a pas l'intention de porter atteinte par ses mesures, maintenant ou à l'avenir, à l'intégrité territoriale et à l'indépendance politique du Grand-Duché», n'était plus qu'une pure dérision.
Le lendemain, la première page des journaux luxembourgeois était remplie d'«ordonnances» et d'«avis» de l'occupant militaire. Puis vint l'ordre de suspendre la parution du Wort jusqu'à nouvel ordre. La pause forcée dura une petite semaine, mais le lecteur pouvait désormais lire des «rapports de l'armée allemande» sous le leitmotiv «pour la vérité et le droit».
Propagande et mise au pas
Les choses allaient encore empirer lorsque, début août, Gustav Simon, Gauleiter du Gau «Moselland», prit le pouvoir au Luxembourg en tant que «chef de l'administration civile». En tant que nazi fanatique, il connaissait l'importance de la propagande et s'est aussitôt attelé à transformer le contenu et la présentation du plus grand quotidien du Luxembourg, dont la population «germanophone» devait être ramenée «dans le Reich».
Il était désormais clair que des changements de personnel au sein de la rédaction et de l'imprimerie Saint-Paul étaient inévitables. Le 6 décembre 1940, un certain Dr Glass prit ses fonctions de directeur principal de la publication, tandis que le directeur Mgr Jean Origer ainsi que les rédacteurs Jean-Baptiste Esch et Pierre Grégoire furent arrêtés et envoyés au camp de concentration de Sachsenhausen.
Jean Origer, qui était entré à la rédaction en 1908, en assurait la direction depuis 1924 et présidait également la société d'imprimerie. Jean-Baptiste Esch était un fervent défenseur d'un renouveau national du Luxembourg, qui, après de premières illusions, était devenu un adversaire résolu de l'Allemagne nationale-socialiste. Les deux hommes ne devaient pas survivre à leur détention dans un camp de concentration. Jean Origer mourut en 1942 à Dachau, Jean-Baptiste Esch la même année dans les chambres à gaz du château de Hartheim. Seul Pierre Grégoire a survécu au camp de concentration.
Pour les Luxembourgeois qui avaient encore pu se maintenir dans l'entreprise «assimilée» et qui ne faisaient pas partie des quelques collaborateurs actifs, une période difficile commença, car ils travaillaient à un poste exposé. La direction allemande et le Gauleiter Simon, dont le service de propagande avait investi les locaux de la Chambre des députés, ne toléraient pas le moindre écart par rapport à la ligne propagandiste. L'imprimerie et les biens de la société avaient été confisqués fin 1940 par le «commissaire au silence» et transférés à la «Moselfränkische Zeitungsverlag».
Des années de répression impitoyable
Début septembre 1942, des actions de grève et de protestation éclatèrent dans tout le pays après l'annonce de l'introduction du service militaire obligatoire au Luxembourg. Léon Zeimes, 26 ans, typographe du Wort, fut victime de la réaction du «tribunal spécial» immédiatement mis en place, après s'être absenté de son poste de travail en signe de protestation lors des deux premiers jours de grève. Il fut condamné à mort et fusillé à Hinzert, l'une des 21 victimes de sang des mesures de répression impitoyables. D'autres collaborateurs allaient ensuite y laisser leur vie en tant qu'enrôlés de force sous l'uniforme allemand.
Deux ans devaient encore s'écouler avant que le Luxemburger Wort n'annonce ce que la plupart de ses lecteurs attendaient avec impatience. «Letzeburg ass frei !» («Le Luxembourg est libre!», ndlr), jubilait le journal le 11 septembre 1944, après que les libérateurs américains furent entrés dans la ville et eurent repoussé les troupes allemandes. Ainsi, le Wort était à nouveau «eng frei letzeburgesch Zeidong» («un journal luxembourgeois libre», ndlr) et à nouveau le porte-parole du ressenti et des émotions des Luxembourgeois. La première édition après la liberté retrouvée, qui ne comportait toutefois que deux pages, parut même exclusivement en luxembourgeois.
Mais dans les jours qui suivirent, on revint à l'allemand habituel, car même avant la guerre, les textes en français étaient une exception dans le journal et le luxembourgeois y était encore plus rare. Sous la direction allemande, l'écriture traditionnelle Fraktur avait été abolie en 1942, non seulement dans les colonnes de texte et les titres, mais aussi dans l'en-tête du journal. Le journal a conservé l'écriture antiqua plus «moderne» après la libération, on est revenu à la fraktur gothique uniquement pour le lettrage Luxemburger Wort. jls
1944 - 1971: gardien de la tradition sociale
Le 10 septembre 1944 est certes considéré comme le «jour de la libération», mais quelques semaines devaient encore s'écouler avant que les troupes allemandes ne soient entièrement repoussées au-delà de la Moselle, de la Sûre et de l'Our - pour revenir en décembre, dans un dernier sursaut militaire, et ouvrir un sillon de désolation à travers les Ardennes luxembourgeoises et belges. La reconstruction des villages et des infrastructures détruits, le retour et la réintégration des personnes déplacées et des enrôlés de force ainsi que les poursuites pénales des collaborateurs allaient occuper le Luxembourg pendant des années encore.
Dans son édition du 28 janvier 1959, le "Luxemburger Wort" invitait ses lecteurs à voter pour le CSV © PHOTO: Guy Wolff
Le 10 septembre 1944 est certes considéré comme le «jour de la libération», mais quelques semaines devaient encore s'écouler avant que les troupes allemandes ne soient entièrement repoussées au-delà de la Moselle, de la Sûre et de l'Our - pour revenir en décembre, dans un dernier sursaut militaire, et ouvrir un sillon de désolation à travers les Ardennes luxembourgeoises et belges. La reconstruction des villages et des infrastructures détruits, le retour et la réintégration des personnes déplacées et des enrôlés de force ainsi que les poursuites pénales des collaborateurs allaient occuper le Luxembourg pendant des années encore.
Le Luxemburger Wort devait également s'établir à nouveau comme une voix crédible du Luxembourg. Jean Origer, Batty Esch et Léon Zeimes avaient dû payer de leur vie leur esprit de résistance, d'autres collaborateurs de l'imprimerie étaient tombés au front comme enrôlés de force, certains avaient été licenciés parce qu'ils ne voulaient pas céder à la pression du pouvoir nazi. Certains étaient restés fidèles - même à contrecœur - à l'entreprise mise au pas, si bien que l'activité technique a pu reprendre dès la libération. La numérotation de la 97e année recommençait symboliquement avec le numéro 1.
La reconstruction du journal fut confiée à un homme qui avait lui-même vécu l'enfer du système concentrationnaire : l'abbé Jean Bernard, compagnon d'infortune temporaire de Mgr Origer dans le «bloc des prêtres» de Dachau. Dans l'avant-guerre, Bernard était secrétaire général de l'Office catholique international du film (OCIC), dont le siège était à Bruxelles, et connaissait les exigences des médias de masse modernes, auxquelles la «Parole» devait également faire face. Le conseil d'administration a opté pour une séparation des responsabilités : Bernard prit la direction du journal, Camille Kasel celle de l'imprimerie Saint-Paul.
C'est à cette époque que s'est consolidé le paysage de la presse «proche des partis», tel qu'il est encore aujourd'hui, même si c'est sous une forme atténuée, caractéristique du Luxembourg : le Luxemburger Wort et le CSV (créé en 1944 à partir du parti de droite), le «Escher Tageblatt» paraissant depuis 1913 et les courants socialistes, le «Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek» publié depuis 1946 en tant qu'organe central du parti communiste luxembourgeois, et le «Lëtzebuerger Journal» publié sous ce titre à partir de 1948 et longtemps considéré comme le porte-parole du DP. Parallèlement, de nombreux journaux plus petits, locaux ou à caractère plus politique, qui existaient depuis le XIXe siècle et encore avant la guerre, disparurent.
Dès le début, le Luxembourg s'est intégré dans le processus d'unification atlantique (OTAN) et européen (Ceca, CEE). Les années cinquante furent marquées par l'essor économique, dont le petit Grand-Duché profita surtout grâce à son industrie sidérurgique florissante. Dès 1946, le Wort avait pu augmenter son tirage à près de 60.000 exemplaires. De nouvelles rubriques régulières virent le jour : en 1946, une page sportive, en 1948, le supplément feuilleton «Die Warte», en 1952 également, une page hebdomadaire consacrée au cinéma. En 1958, le volume annuel était passé à plus de 4.000 pages, ce qui correspondait à une moyenne quotidienne d'environ 13 pages (grand format).
Ces années d'essor n'ont cependant pas été exemptes de conflits sur le plan de la politique intérieure. L'imprimerie Saint-Paul en a fait l'expérience en 1959, lorsque le Luxemburger Wort n'a pas pu paraître pendant trois jours en raison d'une grève des ouvriers du livre peu avant les élections législatives. En revanche, la propagande électorale du 28 janvier 1959 fut d'autant plus drastique : L'appel «Votez CSV Liste 2», écrit en lettres rouges géantes, s'étalait sur la première page, qui était entièrement consacrée aux appels «Fonctionnaires d'État ! Paysans ! Retraités sociaux !» et mettait en garde contre le «Bloc de gauche, le danger».
Lire aussi :Pluralisme des médias : le Luxembourg peut mieux faire
En 1958, pour des raisons de santé remontant à son séjour à Dachau, Mgr Bernard avait demandé à être déchargé de son poste à la tête du journal. Il fut remplacé par Mgr Alphonse Turpel, ancien directeur de l'Institut Saint-Jean. Les postes de direction du journal et de la société furent alors à nouveau réunis. En 1955, le Wort, alors installé dans la rue Jean Origer, rebaptisée en l'honneur du martyr du Wort, avait emménagé dans un nouveau bâtiment dans la rue parallèle du Fort Bourbon, afin de pouvoir accueillir un nombre croissant de rédacteurs et autres collaborateurs.
La rédaction fut rejointe en 1959 par André Heiderscheid, un ecclésiastique de 32 ans qui avait obtenu un doctorat en sociologie à Paris et dont la jeunesse pendant la guerre avait été marquée par les souffrances de l'incorporation de force. En tant que directeur puis «administrateur délégué», il devait marquer de son empreinte les décennies qui s'ouvraient pour le Luxemburger Wort et l'Imprimerie Saint-Paul après la démission de Mgr Turpel en 1971. Il fut bientôt rejoint par un homme qui avait complété l'équipe de rédaction en 1968 et qui devait plus tard marquer le journal de son empreinte éditoriale : Léon Zeches. jls
1971 - 1995: un journal chrétien pour tous
En mai 1968, les étudiants descendent dans la rue à Paris. Le mécontentement de la jeunesse vis-à-vis de la société établie s'étendit à d'autres pays. Le Luxembourg n'a pas été épargné par cette évolution, qui a également touché l'Eglise et la presse catholique. Au Luxemburger Wort et à l'Imprimerie Saint-Paul, la nomination d'André Heiderscheid à la tête du journal et de l'imprimerie en 1971 a entraîné un changement qui s'est avéré déterminant pour les décennies suivantes.
André Heiderscheid tenait à faire du Wort un journal pour tous, tout en conservant son profil et son souci de qualité. Une attitude qu'il partageait avec Léon Zeches, qui le secondait depuis 1976 en tant que rédacteur en chef adjoint. La mise en page du Luxemburger Wort a commencé à changer à cette époque afin d'offrir au lecteur une meilleure orientation lors du feuilletage et de la lecture.
Les différentes rubriques - politique, local, économie, culture, sport - ont été développées. L'engagement et l'expertise de l'équipe rajeunie ont également été nécessaires pour les nouvelles rubriques qui ont vu le jour au cours de ces années, comme une page pour les jeunes lecteurs ou un supplément hebdomadaire consacré à la télévision à partir de 1973. Un an auparavant, le supplément régulier «La Voix du Luxembourg» avait été introduit afin de regrouper les articles les plus importants pour le lectorat francophone.
Avec le supplément «Pour la vie naissante» (à partir de 1977), le journal a tenté de faire entendre la voix de l'éthique chrétienne dans le débat alors très animé sur la question de l'avortement. Grâce à sa position sociale forte, le Luxemburger Wort restait la cible de ses adversaires politiques, qui se sentaient au moins unis sur cette question. Par rapport à son «propre» parti, le Wort tenta cependant de garder de plus en plus de distance, notamment par la création du supplément «CSV-Profil», qui se voulait une tribune clairement identifiée pour les positions du parti, ceci à la différence des pages rédactionnelles normales. Ce n'est pas un hasard s'il est apparu à l'automne 1974.
Lors des élections législatives qui avaient eu lieu peu de temps auparavant, le CSV, qui avait formé les gouvernements depuis 1944, avait été renvoyé sur les bancs de l'opposition. Les cinq années qui suivirent offrirent au parti la possibilité de se renouveler, mais aussi au Wort l'opportunité de renforcer son ton critique à l'égard du gouvernement.
Au sein de l'Eglise, le journal fut lui-même critiqué. Lors du IVe Congrès. Synode diocésain luxembourgeois, dont l'assemblée plénière s'est tenue de 1972 à 1981, il était question de la réorientation de l'Eglise luxembourgeoise, entre autres de la presse catholique, synonyme au Luxembourg de Luxemburger Wort. En fin de compte, il s'agissait de savoir dans quelle mesure l'Église (au sens large de communauté des croyants) pouvait et devait exercer une influence sur l'orientation du «Journal du diocèse».
C'est surtout au sein du groupe de travail sociopolitique «Jugendpor» (GAG) que l'on s'est montré très critique à l'égard du Wort, auquel on reprochait son conservatisme réactionnaire et son manque de pensée pluraliste. Les propositions d'amélioration présentées auraient toutefois eu pour conséquence de réduire l'autonomie de la rédaction sur des questions fondamentales et de la soumettre à un contrôle externe. Le directeur André Heiderscheid et ses collègues ne voulaient pas accepter cela. Après des années de discussions, le document final du synode fut conciliant, même si la querelle entre le Wort et les «catholiques de gauche» devait encore couver longtemps.
Plus que jamais, le Luxemburger Wort avait le regard tourné vers l'avenir. Une étape importante fut le déménagement en 1979 à Gasperich, dans un nouveau complexe de bâtiments qui offrait de la place aussi bien pour l'imprimerie que pour la rédaction et l'administration. Ce changement s'est accompagné d'une modernisation importante de la production du journal. La photocomposition et l'impression rotative offset, qui furent alors introduites, répondaient aux besoins d'un grand quotidien (du moins en comparaison nationale) comme le Wort : en 1983, un volume total de 10.000 pages fut dépassé, et un an plus tard, la barre des 80.000 exemplaires par jour fut franchie.
Sous l'impulsion du directeur André Heiderscheid et du rédacteur en chef (à partir de 1986) Léon Zeches, de nouveaux produits virent le jour, avec lesquels l'Imprimerie Saint-Paul voulait s'adapter aux changements du marché des médias. Le magazine télévisé et familial «Télécran», qui paraît depuis 1978, compte parmi les plus grands succès durables, tandis que le lancement de la station de radio «DNR» s'avère plus difficile et finit par échouer. Pour faire face aux nouveaux défis, «l'abbé», comme l'appelaient respectueusement et affectueusement ses collaborateurs, a estimé en 1994 que le moment était venu de confier la direction à un nouveau directeur général, Paul Zimmer, et d'accompagner la transition en tant qu'«administrateur délégué».jls
1999 - 2022: en route vers un avenir numérique
Par Roland Arens
Au début du nouveau millénaire, la société mère «Saint-Paul Luxembourg» est encore sous le signe de l'expansion et de la croissance. Des surfaces commerciales dans le voisinage du site de Gasperich et des entreprises sont achetées, des investissements importants permettent une forte extension des capacités d'impression, qui dépassent largement les besoins pour la production du Luxemburger Wort. Il s'agit ainsi d'exploiter les opportunités de marché dans la Grande Région et en Europe.
Le journal atteint tout de même un tirage de 88.000 exemplaires en 1998, l'année de son 150e anniversaire. Le personnel frôle la barre des mille personnes. Mais le changement structurel, provoqué par les nouvelles technologies et les modifications des habitudes des utilisateurs, est amorcé. «Un nouvel avenir médiatique a commencé pour nous», écrit le rédacteur en chef Léon Zeches dans son éditorial du 16 décembre 1995. Le jour précédent, le 15 décembre, le Luxemburger Wort a publié pour la première fois des contenus sur ce qu'on appelle le World Wide Web, le service le plus populaire sur Internet à l'époque. D'abord sans grande prétention journalistique ou objectif commercial, la présence sur le web répond plutôt au désir d'être présent.
Peu de professionnels des médias auraient pensé à l'époque que les médias numériques deviendraient en quelques années la principale source d'information pour une majorité de personnes et que les annonces publicitaires migreraient vers les canaux numériques. Google n'est alors qu'un début (1998), la percée de Facebook (à partir de 2004) est encore loin.
Au sein de la rédaction du Luxemburger Wort, le secteur de l'information en ligne reste également un produit de niche. Ce n'est qu'à partir de 2002 qu'une étape sérieuse de professionnalisation est franchie, lorsque le Luxemburger Wort met en place sa première rédaction en ligne. La petite équipe de rédaction doit explorer systématiquement les possibilités de la publication numérique.
Des webdesigners et des programmeurs travaillent ensemble avec les rédacteurs sur l'offre quotidienne en ligne. Au fil des années, le site web du Luxemburger Wort se dote de déclinaisons en français, en anglais et en portugais. En 2009, la première application iPhone est lancée, des expériences avec des reportages vidéo et même des retransmissions en direct ont lieu. A partir de 2013, la rédaction en ligne et les rubriques du journal unissent leurs forces dans une newsroom commune, mais le quotidien imprimé reste le média dominant.
Alors que la transformation numérique ne touche pas seulement les médias, mais aussi l'économie et la société dans son ensemble, le nouveau millénaire marque le début d'une ère de réorientation fondamentale pour «Saint-Paul Luxembourg».
Après une phase d'expansion de dix ans, marquée dernièrement par des pertes financières considérables et un endettement élevé, il s'agit à partir de 2003 d'assurer la survie économique et la pérennité de l'entreprise et de ses médias. Dans le cadre des mesures d'assainissement en profondeur, le Luxemburger Wort passe en mars 2005 au format d'impression compact, dans lequel il paraît encore aujourd'hui. Le changement de nom en d'Wort n'a en revanche pas réussi à s'imposer et le journal retrouve trois ans plus tard sa signature traditionnelle.
La crise économique mondiale d'après 2008 rend difficile la poursuite de la réorientation de l'entreprise. En septembre 2011, le dernier numéro du quotidien francophone La Voix du Luxembourg est publié, et fin 2012, l'expérience avec le journal gratuit Point24 est stoppée. 74 emplois sont supprimés via un plan social. Radio DNR cesse d'émettre en mars 2014.
En 2015, le Luxemburger Wort se dote de nouvelles lignes éditoriales, avec lesquelles le journal veut s'ouvrir à un éventail d'opinions encore plus large. Mais des changements encore plus importants se profilent à l'horizon. Après que l'Église catholique au Luxembourg a décidé de recentrer ses activités sur le cœur de la transmission de la foi, un acheteur est recherché pour la maison d'édition. Les négociations avec le groupe belge Mediahuis, basé à Anvers, aboutissent finalement à la reprise complète le 24 avril 2020. Un an plus tard, l'entreprise d'édition «Saint-Paul Luxembourg», fondée en 1887, est rebaptisée «Mediahuis Luxembourg».
Lire aussi :Le dernier quart de travail des imprimeurs de Gasperich
En octobre 2020, en pleine pandémie de coronavirus et alors que l'érosion du lectorat et des recettes se poursuit, il faut à nouveau supprimer des emplois chez «Saint-Paul Luxembourg» et au Luxemburger Wort. De même, l'exploitation de l'imprimerie à Gasperich n'est plus viable sur le plan organisationnel et économique, notamment en raison de la suppression de la production du bulletin publicitaire Infomail. Le 3 juillet 2022 la dernière édition du Luxemburger Wort passe par les rouleaux de l'imprimerie de Gasperich. Depuis lors, la production du journal se fait dans une imprimerie du groupe Mediahuis près de Hasselt en Belgique.
Pour la rédaction et tous les autres départements de la maison d'édition, un nouveau déménagement était prévu en décembre 2022 : après seulement 15 mois à Howald, «Mediahuis Luxembourg» et le Luxemburger Wort ont trouvé un nouveau foyer à Hollerich et utilisent désormais le bâtiment entièrement rénové de l'ancienne manufacture de tabac Heintz van Landewyck.
Cet article est paru initialement sur le site du Luxemburger Wort.
Traduction: Mélodie Mouzon