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Journée internationale contre la discrimination raciale

«Vous imaginez un candidat dire "je suis antisémite"?»

Si, en 2022, les actes antisémites n'ont pas augmenté au Grand-Duché, Mil Lorang et Bernard Gottlieb, présidents respectifs de MemoShoah et du RIAL, s'inquiètent de la volonté de certains à relativiser l'Holocauste.

Mil Lorang (à g.) et Bernard Gottlieb n'imaginent pas le retour d'un antisémitisme dans le paysage public.

Mil Lorang (à g.) et Bernard Gottlieb n'imaginent pas le retour d'un antisémitisme dans le paysage public. © PHOTO: Gilles Kayser

Journaliste

Fin avril, l'association Recherche et information sur l'antisémitisme au Luxembourg (RIAL) que vous présidez Monsieur Gottlieb, doit présenter son rapport. Peut-on connaître le nombre d'incidents enregistrés en 2022 au Luxembourg?

Bernard Gottlieb: Le RIAL a enregistré 76 incidents. Leur gravité est également comparable. Ce nombre, resté stable et à un niveau élevé, est quasiment identique à celui de 2021 (80). Il n'y a pas eu d'incidents violents, comme cela fut aussi le cas les années précédentes. Mais on constate aussi une banalisation de la Shoah.

Mil Lorang: Oui, je suis d'accord. Il existe une tendance à relativiser ce qui reste encore aujourd'hui un crime contre l'humanité unique en son genre.

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Histoire de poser la base de cet entretien, question concrète: c'est quoi l'antisémitisme?

Mil Lorang: Née dans le dernier tiers du XIXe siècle, cette idéologie est une invention de (Friedriech Wilhelm Adolph) Marr, un anarchiste de gauche. Son idée était d'avoir une approche plus laïque de l'antijudaïsme dont l'Église chrétienne est à l'origine. Associée à l'avènement de la théorie des races, cette démarche avait pour but de discriminer les juifs et de démontrer qu'ils ne faisaient pas réellement partie du peuple. En raison de pseudo caractéristiques biologiques transmises d'une génération à l'autre par le sang, etc.

Bernard Gottlieb: À l'heure actuelle, la seule définition reconnue et acceptée par les pays européens est celle de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA): «L'antisémitisme est une certaine perception des juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l'antisémitisme visent des individus, juifs ou non, et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte.»

Si Bill Gates est milliardaire, c'est qu'il est forcément juif...
Mil Lorang

Si le terme «antisémitisme» date du XIXe siècle, la haine du juif est bien plus ancienne...

B. G.: Oui, bien sûr! En 1269, suite au Concile du Latran de 1215, saint Louis impose aux juifs le port de marques distinctives. Pour les hommes, une rouelle sur la poitrine; pour les femmes, un chapeau. En Espagne, en 1492, les juifs sont mis devant un choix: se convertir ou quitter la péninsule ibérique.

Selon la définition de l'IHRA, l'antisémitisme ne toucherait pas que les juifs?

B. G.: Pour le philosophe allemand Theodor Adorno «l'antisémitisme, c'est la rumeur sur les juifs.» Or, qui dit rumeur, dit conspiration, complot... Ainsi, il suffit de désigner, à dessein, quelqu'un de l'extérieur comme juif pour que cette personne puisse subir des attaques de nature antisémite. Dans Réflexion sur la question juive, Jean-Paul Sartre écrit que ce sont les antisémites qui font le juif. D'ailleurs, je crois que Mil a un bon exemple avec l'Italie...

M. L.: Oui, depuis son élection comme secrétaire du Partito Democratico (Parti démocrate), Elly Schlein subit un déferlement de propos antisémites sous prétexte que son père est juif. Or, elle ne se réclame d'aucune religion. Elle est laïque, affirme son homosexualité, etc. Un autre exemple pour illustrer ce que dit Sartre, c'est cette supposée judéité de Bill Gates.

Dans le cas de Bill Gates, ne touche-t-on pas au stéréotype du juif et de l'argent?

M. L.: Complètement. Si Bill Gates est milliardaire, c'est qu'il est forcément juif... L'origine de ce stéréotype se trouve dans la religion: le christianisme proscrit le prêt d'argent à intérêt. Ce qui n'était pas le cas dans la religion juive. Alors, les monarques réservaient les métiers ayant directement trait à l'argent, et donc haïs par la population, à des juifs. Mais cela ne concernait qu'une infime partie de la communauté juive. Très pauvre, la très grande majorité d'entre elle vivait dans des conditions extrêmement difficiles, dans des ghettos, etc. Mais certains clichés sont profondément ancrés dans les esprits.

B.G.: Rien qu'un exemple, ici même au Luxembourg. Dans le cadre de la campagne des élections communales, dans un tract un candidat qualifie l'arrivée d'un ancien membre de son parti, à la tête d'un autre, de «Judaslohn» ou le «salaire de Judas». Comme, dans cette histoire, aucun protagoniste n'est juif de près ou de loin, il n'y a sans doute aucune pensée antisémite. Mais cela fait référence à Judas qui a, ou, aurait trahi le Christ pour trente pièces d'argent.

M.L.: Dans toutes les cultures, il y a eu des traitres, mais Judas en est la figure tutélaire. Il incarne le complot et l'argent.

Les vrais antisionistes, que l'on retrouve dans certains pays arabes, veulent la destruction pure et simple de l'État d'Israël
Bernard Gottlieb

Sur la toile, des sites notamment d'extrême droite relaient cette fameuse théorie d'un vaste complot juif. Que cela vous inspire-t-il?

M.L.: La plus importante théorie du complot associée aux juifs n'est autre que Les Protocoles des Sages de Sion. Or, cette histoire publiée en 1903 a été inventée de toutes pièces par la police secrète russe du tsar Nicolas II. Sa thèse? Les juifs domineraient le monde. Comment? En dirigeant le monde de la finance... Rien de neuf. En 1290, les juifs sont exclus d'Angleterre. En 1597, Shakespeare écrit Le Marchand de Venise, œuvre clairement antisémite. L'absence de juif dans une société ne fait pas disparaître pour autant l'antisémitisme...

Longtemps mis à l'index durant des siècles du reste de la population, il est reproché au juif de ne pas se «mélanger» sous prétexte d'être le «peuple élu»...

B.G.: Bon, ça peut prendre quelques années, mais n'importe qui peut se convertir au judaïsme. Même orthodoxe. La porte est ouverte. Simplement, la conversion suscite toujours une forme de méfiance d'un côté comme de l'autre. On l'a vu avec le phénomène des marranes, ces juifs d'Espagne ou du Portugal, qui acceptaient de se convertir au christianisme afin d'avoir la vie sauve, mais qui continuaient leur pratique en secret et qui étaient persécutés par l'Inquisition. Ensuite, il n'y a pas de prosélytisme dans la religion juive. Si elle ne cherche pas à convertir l'autre, c'est qu'il y a toujours cette crainte de la trahison. Dans son pamphlet antisémite La France juive Edouard Drumont écrit: «Un juif converti fait peut-être un catholique de plus, mais pas un juif de moins.»

M.L.: L'Histoire leur a enseigné de se protéger. Après la Révolution française, la France fut le premier pays à donner aux juifs les mêmes droits qu'aux autres citoyens. À partir de là, ils furent de plus en plus nombreux à rechercher une totale assimilation. Mais l'affaire Dreyfus va leur montrer que celle-ci ne les protège pas de l'antisémitisme. Il s'agira d'un tournant de l'Histoire puisque c'est lors de ce procès qu'est née l'idée de la création d'un État juif.

Dans quelle mesure?

M.L.: Correspondant pour le journal viennois Neue Freie Presse (NDLR: La Nouvelle Presse Libre), Theodor Herzl couvre le procès. Ce journaliste, issu d'une famille juive laïque, faisait partie de ceux qui étaient en faveur d'une assimilation totale et même d'une conversion au christianisme. Mais quand il a vu la violence des attaques subies par Alfred Dreyfus, un Français israélite parfaitement intégré, il s'est rendu compte que cela ne servait à rien. En 1896, il écrit Judenstaat (L'état des Juifs), livre qui sera à l'origine même du sionisme. Un mouvement mondial puisqu'à l'époque, les juifs étaient dispersés aux quatre coins du globe...

En Italie, Elly Schlein est attaquée sur les traits de son visage !
Mil Lorang

Et donc de la création de l'État d'Israël en 1948. Certains remettent toujours en cause sa légitimité et son existence...

B.G.: Oui, les vrais antisionistes, que l'on retrouve dans certains pays arabes, veulent la destruction pure et simple de l'État d'Israël. Derrière cela se cache un antisémitisme farouche. Les autres antisionistes, européens notamment, sont pour une solution à deux États: l'un pour les Israéliens, l'autre pour les Palestiniens.

Et vous, pour quelle solution êtes-vous?

B.G.: Pour deux États. Mais je précise qu'à l'origine, plusieurs hypothèses existaient quant au lieu de création de cet État juif. Staline avait proposé le Birobidjan - surtout pour éloigner les intellectuels - le baron De Hirsch envisageait de créer un territoire en Argentine, certains pensaient même à l'Ouganda... Mais, quand on connaît l'histoire juive, le seul endroit logique, c'était le Proche-Orient. Les synagogues sont construites en direction de Jérusalem, les juifs prient donc dans cette direction et sont enterrés les pieds en direction de Jérusalem...

Au Luxembourg, on a un Premier ministre qui peut assumer ouvertement son union avec un homme, mais aussi son ascendance juive via son grand-père.
Bernard Gottlieb

Revenons à la question même de l'antisémitisme. Celui-ci a-t-il évolué?

B. G.: Oui, certainement. Le racisme et l'antisémitisme s'expriment désormais de manière différente. Vous imaginez un candidat à une élection dire «je suis antisémite»?

M.L.: C'est inimaginable...

B.G.: Dans son rapport établi en 2021, la Commission contre le racisme et l'intolérance (ECRI) dirigée alors par le professeur luxembourgeois Jean-Paul Lehners dit ceci: «De nos jours, l'antisémitisme peut aussi s'exprimer par le biais de certaines critiques d'Israël qui sont infondées. Nier aux juifs le droit à une patrie associée à un territoire national, attendre de l'État d'Israël qu'il adopte un niveau de conduite différent des autres États, ou diaboliser l'État d'Israël et le voir, lui et sa population, comme intrinsèquement mauvais ou raciste, peuvent être considérés comme de l'antisémitisme.»

On peut édulcorer un discours sans pour autant en changer la teneur, non?

B. G.: C'est vrai et je ne dis pas que ça ne peut pas revenir... L'antisémitisme s'exprime de façon plus sournoise. Un «sale juif» n'est plus toléré dans nos sociétés. Regardez, au Luxembourg, on a un Premier ministre qui peut assumer ouvertement son union avec un homme, mais aussi son ascendance juive via son grand-père. Il a dit même se sentir juif. Il y a 50 ans, ça n'aurait pas été accepté.

M.L.: Tout de même, ce qui se passe en Italie est quand même inquiétant. Elly Schlein est attaquée sur les traits de son visage!

Une inscription sur un mur de la ville de Viterbe: «Schlein... ton visage est déjà un destin macabre.»

Une inscription sur un mur de la ville de Viterbe: «Schlein... ton visage est déjà un destin macabre.» © PHOTO: dr

Mais quand vous voyez ça, vous ne pensez pas que la parole antisémite peut revenir dans l'espace public?

B.G.: Il suffit d'un événement ou d'un prétexte pour que ça ressorte. En 2021, lors des manifs antivax, des gens arboraient des étoiles jaunes avec écrit dedans «non vacciné». Il y a eu aussi une résurgence de propos antisémites sous prétexte que la ministre française de la Santé de l'époque, Agnès Buzyn, était mariée à Yves Levy; que le directeur de la Santé était (Jérôme) Salomon et qu'Emmanuel Macron a travaillé un temps chez Rotschild. Bref, certains ont même ressorti Jacques Attali sur fond du conseiller juif. Vous savez, celui qui tire donc les ficelles... Bref, il peut y avoir des épiphénomènes comme ceux-là, mais de là à avoir des groupes politiques antisémites, je ne le pense pas.

M.L.: Dans nos démocraties, basées sur les droits humains, ce serait inimaginable. Mais, dès qu'il y a un scandale ou une polémique autour d'une personnalité d'origine ou de confession juive, les mêmes propos ressurgissent.

Ce qui se rapproche le plus de la Shoah, c'est le génocide arménien. Pourquoi? Parce qu'il y avait une volonté d'éradication totale.
Mil Lorang

Quels sont les actes antisémites recensés par le RIAL?

B.G.: À 85-90%, ça se passe sur les réseaux sociaux, car ils libèrent la parole. 60%, c'est de l'antisémitisme traditionnel. S'il n'y a presque aucune publication antisémite créée au Luxembourg, certains en relaient... Il y a de l'antisémitisme traditionnel, mais aussi plus contemporain.

En quoi se définit-il?

B. G.: Il touche au négationnisme, révisionnisme, mais surtout à la distorsion et à la banalisation même de la Shoah. D'ailleurs, au Luxembourg, un livre était sorti il y a cinq ans. Bon, il y a eu un procès et ce livre a été très vite retiré de la vente.

M.L.: Oui, il reprenait les thèses de Robert Faurisson ou de Mahmoud Abbas, le président palestinien, qui a fait sa thèse en 1982 à Moscou sur ce sujet. Il en avait conclu que la Shoah ne concernait «que» 600.000 ou 700.000 personnes. Mais aussi que «l'intérêt du mouvement sioniste consistait à ne pas chercher à sauver les juifs durant la guerre afin d'augmenter le nombre de morts et d'obtenir de ce fait de plus grandes compensations après la guerre.» Plus récemment, il avait déclaré, avant de se rétracter, qu'Israël avait commis «50 Holocaustes»...

Cette volonté de banaliser la Shoah est-elle si répandue?

B.G.: C'est évident. J'ai lu récemment un article dans lequel son auteur expliquait que durant la Seconde Guerre mondiale, il y avait eu 27 millions de victimes russes. Soit bien plus que les six millions de victimes de la Shoah... Or, parmi ces 27 millions, il n'y avait pas que des Russes, mais aussi des Ukrainiens, des Lituaniens, etc. Et puis, surtout, ce n'est pas comparable, l'Holocauste n'est pas un crime de guerre, mais un génocide.

La Shoah est-elle ou non comparable au génocide arménien, rwandais ou khmer?

B.G.: Au Rwanda, le génocide des Tutsis prend ses racines ailleurs. Notamment dans la politique. Quant aux Khmers, il s'agit d'un massacre à grande échelle d'une population pour des raisons purement politiques. Et non de culture, de religion ou d'origine ethnique. Au travers de la Shoah, Adolf Hitler a cette volonté de détruire et d'anéantir le juif qu'il qualifie, dès septembre 1919, comme la «tuberculose raciale de l'humanité». On retrouvera les mêmes mots dans son testament politique, dicté à sa secrétaire, la veille de son suicide.

M.L.: Ce qui se rapproche le plus de la Shoah, c'est le génocide arménien. Pourquoi? Parce qu'il y avait une volonté d'éradication totale. La différence se situe toujours dans le contexte historique. Et on ne peut pas vraiment comprendre comment la Shoah a pu avoir lieu sans prendre en compte les siècles de discrimination, de persécutions et de massacres...

Vouloir comparer l'esclavage, notamment, à la Shoah, je suis désolé, mais ce n'est pas la même chose.
Bernard Gottlieb

Certains estiment qu'à travers la Shoah, la communauté juive aurait tendance à jouer de la «concurrence mémorielle». Que cela vous inspire-t-il?

B.G.: Depuis quelques années, certains défenseurs de la cause noire, qui se disent eux-même «racisés», répètent «Nous aussi on a souffert». Qu'ils défendent leurs intérêts, c'est normal. En revanche, vouloir comparer l'esclavage, notamment, à la Shoah, je suis désolé, mais ce n'est pas la même chose. Et ce même si le colonialisme a généré des souffrances terribles. Cette concurrence mémorielle au Luxembourg se joue surtout entre différents groupes de victimes de la Seconde Guerre mondiale, mais elle n'a pas de sens, les souffrances sont différentes et sont respectables.

M.L.: Je rappellerai qu'au Luxembourg, le mémorial national de la Shoah date de juin 2018. Trois ans après que le Premier ministre a exprimé officiellement des excuses à la communauté juive pour l'implication pour l'implication indirecte de hauts représentants de l’État luxembourgeois dans la persécution des juifs.

Comment le sait-on?

M.L.: Grâce au travail d'une étudiante dont la thèse portait sur la perception du «génocide» au Luxembourg. Ce 25 janvier 1961, devant la Chambre des députés, Romain Fandel, député LSAP, associe le terme de génocide au sort réservé par les nazis aux enrôlés de force luxembourgeois au sein de la Wehrmacht. Et ce afin d'exterminer la petite nation luxembourgeoise. Aucun mot pour les juifs...

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Aujourd'hui, quelles mesures doivent être prises pour lutter contre cette banalisation de la Shoah et cette montée de l'antisémitisme contemporain?

B.G.: En 2021, la Commission européenne a adopté la toute première stratégie de lutte contre l'antisémitisme et de soutien à la vie juive. Une mesure basée sur trois piliers: prévenir toutes les formes d'antisémitisme; protéger et soutenir la vie juive; et promouvoir la recherche, l'éducation et la mémoire de la Shoah. Aussi, l'Union européenne demande à chaque pays d'établir un plan de lutte contre l'antisémitisme. Au Luxembourg, cet effort est en cours. Il aurait dû être lancé fin 2022, mais bon, je ne suis pas à quelques mois près. Maintenant, avoir un plan, c'est très bien, ça permet de donner une direction. Mais l'important, ce sont les actions qui vont être définies. Et leur mise en pratique.

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